Magazine PROF n°29
Focus
Des bâtisseurs de cathédrale
Article publié le 01 / 03 / 2016.
En accueillant plus de 30% d’élèves à besoins spécifiques, l’École de la Sainte-Famille, à Vierset (Modave), a fait le pari de l’intégration.
Un enfant détache trois blocs de bois d’un tableau-abécédaire : ces trois lettres complèteront un des mots de la très courte histoire qu’il a imaginée. Pour composer la sienne, un deuxième consulte son petit dictionnaire. D’autres travaillent en binôme ou sollicitent les deux institutrices pour leur dicter les mots choisis. Quelques enfants ont mémorisé leur texte et vont le recopier sur ordinateur puis dans leur cahier. Autant de voies pour atteindre le même objectif dans cette classe de 1re- 2e primaire accueillant bon nombre d’élèves à besoins spécifiques.
Comme les autres dans l’École fondamentale de la Sainte-Famille, cette classe bouscule la géométrie scolaire. Ici, pas de bancs alignés : les élèves sont groupés (par duos, trios ou quatuors) autour de tables entourées de chaises prudemment chaussées de balles de tennis, histoire d’amortir le bruit.
Un terreau favorable
Pour décrire ce projet récompensé au printemps 2015 par le Prix Reine Paola pour l’Enseignement (1), l’équipe pédagogique fait volontiers référence à la construction d’une cathédrale. « Un grand travail d’équipe qui suppose d’accepter que les savoirs et les compétences se construisent ensemble, que les stratégies s’expliquent et se partagent », explique le directeur, Bernard Kersten.
« Notre projet Bâtisseurs de cathédrale n’est pas une révolution ponctuelle mais bien le fruit d’une évolution, précise-t-il. L’équipe pédagogique, soucieuse de viser l’efficacité pour l’ensemble des élèves, avait pris l’habitude d’accueillir et accompagner des enfants à besoins spécifiques. Le décret sur l’intégration, en 2004, est venu officialiser les choses et remplacer la générosité par des moyens ».
Concrètement, cinq institutrices « ordinaires », trois enseignantes venues de l’École spécialisée Les Capucines (Rochefort) et une logopède s’épaulent dans les classes primaires. Près du tiers des cent-dix élèves ont des besoins spécifiques, souffrant de dyslexie, de dyspraxie, de dysgraphie, de TDAH, d’autisme, de troubles du comportement,…
Les élèves sont répartis en cycles – le cycle 4, par exemple, regroupe dans un vaste local 41 élèves en 5e-6e primaire -, encadrés par deux ou trois enseignants. Mais régulièrement, une moitié du groupe gagne un local annexe pour travailler sous la houlette d’un enseignant. Et les configurations de travail des élèves sont multiples : seuls, en binôme, en groupes hétérogènes, en groupes de besoins…
Une culture de la concertation
Un maitre-mot pour les enseignants : le travail en équipe. Avant la classe, en classe et lors des pauses de midi, évidemment. En outre, chaque lundi, des concertations de deux heures réunissent successivement l’équipe de chaque cycle. « L’occasion d’établir et d’évaluer la programmation des apprentissages de la semaine à venir, de décider qui prendra en charge telle ou telle activité, d’analyser l’évolution d’un enfant, détaille M. Kersten. Les enseignants spécialisés et la logopède apportent des balises pratiques et théoriques ». Ce jour-là, tous les enseignants se rassemblent également durant la pause de midi.
« La culture de la concertation s’installe vite, ajoute le directeur. Ce qui demandait une heure il y a quelques mois se règle désormais en un quart d’heure. J’ai puisé dans le capital-périodes pour assurer la prise en charge de tout un cycle par des maitres spéciaux d’éducation physique durant ces temps hebdomadaires de concertation ».
Au fil des années, les convictions se sont renforcées : tous les enfants bénéficient de cet encadrement et de ce compagnonnage. Mieux : chacun se sent intégré dans le groupe, non jugé, reconnu dans sa progression. « Dans les classes, pas d’étiquette sur un enfant, ni sur un enseignant », explique Hélène Laloux, institutrice formée en orthopédagogie, arrivée dans l’équipe en septembre dernier.
Le directeur le précise encore : la population scolaire varie de celle d’une école de village. Certains enfants résident à plus de trente kilomètres. Les limites ? « Nous voulons garder des groupes de taille acceptable et assurer de bonnes conditions d’apprentissage. Si un enfant en difficulté a besoin d’un enseignement tout à fait individualisé, nous pensons que l’enseignement spécialisé reste le meilleur choix ».
Catherine MOREAU
(1) http://www.sk-fr-paola.be/fr
« Le seul obstacle, c’est nous-mêmes »
Quid de l’évaluation, des résultats, du parcours ultérieur des élèves ? Les réponses du directeur, Bernard Kersten.
Comment évaluez-vous les enfants ?
Exception faite du CEB, l’accent est mis sur l’évaluation formative. Les travaux ne sont pas cotés mais accompagnés d’une double évaluation : celle de l’élève (autoévaluation) et celle des enseignants qui mettent en évidence les étapes parcourues et celles qui restent à franchir. En fin de 6e primaire, outre le passage du CEB, les élèves doivent réaliser un chef-d’œuvre comportant un travail écrit, une présentation orale à toute la communauté et une partie créative.
Les résultats ?
Même si nous n’avons pas à rougir des résultats des élèves au CEB, ce qui compte, c’est de programmer des parcours adaptés à leurs besoins. Quel que soit le parcours ultérieur d’un élève, en particulier à besoins spécifiques, nous pensons qu’il aura acquis chez nous certaines compétences transversales : des outils, des stratégies, l’autonomie, le souci de faire face aux difficultés et, surtout, la confiance en soi… Il n’entamera pas le secondaire sur les rotules.
Pas de crainte du côté des parents ?
Soyons clair : cela empêche certains enfants de venir chez nous. Nous demandons aux parents d’adhérer à notre projet. Certains expriment des doutes anticipatifs concernant la fin des primaires, mais cela aboutit rarement à des changements d’école.
Un projet transposable ?
Oui et non. Oui sur le plan matériel car cela ne demande pas de gros aménagements. Mais le projet Bâtisseurs de cathédrale touche à la philosophie, à la pédagogie, aux valeurs. Il nécessite des enseignants en quête d’efficience, acceptant le travail d’équipe, faisant preuve d’humilité. Le seul obstacle, c’est nous-mêmes.
« J’ai appris un autre métier »
● Pour Joël Constant, instituteur, « l’atout du projet, ce sont les regards pluriels sur les enfants. Chacun, en classe ou en concertation, partage ses observations, apporte des nuances. J’ai appris un autre métier auquel je n’avais pas été formé. Je ne voudrais plus travailler tout seul ».
● Jeanne Fastré, institutrice spécialisée : « Chaque séquence d’activités débute par une discussion avec l’institutrice ordinaire. À moi de réfléchir à la méthode, au matériel, aux adaptations pour les élèves à besoins spécifiques. Dans l’enseignement spécialisé, je me sentais seule autrefois. Ici, il y a la force de l’équipe qui permet d’échanger ses craintes, ses difficultés, ses remises en question. Cela nous fait grandir et entraine les enfants le plus loin possible ».
● Une maman d’élève explique : « Dans l’école du village où nous habitons, sans avoir des difficultés d’apprentissage, ma fille pleurait devant l’abondance des devoirs. Malgré les trajets, après mûre réflexion, nous l’avons inscrite à la Sainte-Famille. Nous la sentons motivée et, surtout, elle a développé une attitude très naturelle, non stigmatisante vis-à-vis d’enfants différents. Ce projet pédagogique où chacun a sa place nous parait être une base solide à la formation d’un être humain ».
● Elliot, écolier de 4e : « Je ne suis pas tout seul quand je suis bloqué. Et quand on travaille à plusieurs, celui qui donne la réponse d’un calcul explique comment il y est arrivé ».
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