Magazine PROF n°42
Dossier Jeux vidéo & pédagogie
Jeux vidéo et pédagogie
Article publié le 07 / 06 / 2019.
Dans plusieurs disciplines, les programmes insistent sur le fait de travailler l’objet multimédia ou audiovisuel. Par ses composantes techniques, mais aussi artistiques, le jeu vidéo est choisi par des enseignants comme support de parcours pédagogique. PROF est allé à leur rencontre, et vers les créateurs de Drôle de planète, un jeu vidéo destiné à faire découvrir des thématiques environnementales.
Un jeu vidéo est un jeu électronique doté d'une interface utilisateur permettant une interaction humaine ludique en générant un retour visuel sur un dispositif vidéo. Le joueur de jeu vidéo dispose de périphériques pour agir sur le jeu et percevoir les conséquences de ses actes sur un environnement virtuel (1).
Cette définition évoque des éléments techniques du jeu vidéo. Elle ne dit rien de son utilisation majoritairement divertissante, mais parfois pédagogique, ni de la variété des créations dans ce domaine, ni de leur qualité que certains considèrent comme un art.
Ce dossier s’attache à déterminer la part des techniciens, des créateurs artistiques et des pédagogues dans la création d’un jeu vidéo réel, et d’un autre né au sein d’une classe (lire « Jeux vidéo, la part de chacun » et « Créer un jeu vidéo ou un récit : même combat ? »). Nous avons aussi rencontré des enseignants qui utilisent le jeu vidéo en classe, s’attachant à équilibrer jeu et pédagogie pour éviter le syndrome « du brocoli au chocolat ». Car il ne suffit pas de recouvrir un brocoli de chocolat pour que les enfants acceptent soudainement d’en manger…
Un média du faire
Julien Annart, manager du projet Gaming de FOr-J ASBL, est considéré comme un expert du jeu vidéo. Dans Jeux vidéo et éducation. Ateliers de pédagogie vidéo-ludique, il explique que souvent, ce média s’ouvre sur de multiples autres entrées (2). Beyond eyes (Tiger and squid), par exemple, permet de découvrir le ressenti quotidien d’un aveugle (http://www.jeuxvideo.com/test/437783/beyond-eyes-quand-une-aventure-vous-transmet-des-emotions.htm). 12th september (http://www.newsgaming.com/games/index12.htm) renvoie au joueur la contre-productivité des méthodes violentes de lutte contre le terrorisme : tuer un terroriste ne peut se faire sans tuer des civils qui se révoltent pour devenir des terroristes.
Dans Papers, Please (Lucas Pope) (http://dukope.com/), le joueur incarne un douanier qui doit effectuer des choix de plus en plus cornéliens, face à des migrants. « La force du jeu est de mettre en place une situation qui simplifie, qui introduit et fait réfléchir, explique M. Annart… D’où l’importance de verbaliser ou de faire verbaliser leurs résultats par les joueurs, ici, sur le terrorisme, la migration, les émotions, mais aussi sur les jeux eux-mêmes, ce qui en général est très riche. »
Ainsi, le jeu vidéo peut être considéré comme un outil pédagogique parmi d’autres, choisi en fonction d’un besoin, par l’enseignant de toute discipline, dans le cadre d’un parcours pédagogique.
Une force carnavalesque
Avant d’étrenner un parcours vidéo-ludique avec ses élèves, l’enseignant prendra le temps de le tester pour repérer les possibles erreurs techniques, mais aussi les outils et astuces qu’il pourra fournir aux apprenants. Cette maitrise lui permettra de recadrer les élèves lorsqu’ils seront trop « pris » par le jeu.
M. Annart le rappelle, « le jeu génère un espace et un moment propres, avec ses règles spécifiques et souvent la suspension des règles sociales habituelles, à commencer par celles qui s’appliquent dans un cadre pédagogique (calme, ordre, méthode, …). »
« Intégrer cette remise en question d’un cadre puis demander aux participants d’y revenir, de refermer la parenthèse, peut poser des difficultés, notamment quant à l’état d’excitation, d’investissement émotionnel dans lequel le jeu plonge le joueur. »
« Il importe pour cela de bien penser l’organisation du temps, qui doit être équilibré entre les différents moments ; de placer les jeux dans le déroulé pédagogique en fonction du caractère plus ou moins prononcé de ces aspects. Le plus simple étant d’achever une séance par un jeu et de commencer la suivante par l’analyse de ce qu’il a fait émerger. »
Les atouts du jeu vidéo
L’action de jouer fait apprendre. Pour Gaël Gilson, enseignant qui détourne des jeux vidéo classiques à des fins d’apprentissage (lire « Subnautica et consorts… en classe »), mais aussi chercheur, le capital vidéo-ludique apparait comme un ensemble de ressources (culturelles, cognitives, sociales…) que le joueur construit et actualise au fil de son expérience virtuelle pour lui faire sens (3).
Avec une autre chercheuse, Charlotte Préat, sur base d’enquête et d’expérience, M. Gilson voit deux axes à cette pratique. « L’axe dit stratégique permet de donner (un autre) accès à des contenus à faire apprendre par l’intermédiaire d’un jeu (il relève ainsi de l’éducation par le média). L’autre, dit tactique, consiste à donner (un autre) accès au jeu en mobilisant des contenus à faire apprendre (s’inscrivant alors dans le domaine de l’éducation au média). » (4)
Dans les jeux vidéo, l’erreur est permise. Pour M. Annart, « l’erreur sous toutes ses formes (mort, défaite, perte d’objets ou de capacités,…) constitue le cœur de l’apprentissage vidéo-ludique qui confronte le joueur et ses actions aux règles du monde du jeu, sanctionnant les erreurs mais […] sans tout ce qui fait que l’erreur est sanctionnée et dévalorise celui qui la commet. »
Le jeu implique le joueur. Il donne du sens aux actions qui s’inscrivent dans une histoire, qu’il crée en surmontant un problème. Pour Patrick Felicia, informaticien irlandais et enseignant-chercheur, « pendant le jeu, les utilisateurs sont immergés dans un état […] qui les implique entièrement dans la tâche à accomplir. Ainsi, et à condition qu’ils disposent des compétences requises, les joueurs vont s'efforcer d’atteindre l’objectif fixé, quels que soient les obstacles rencontrés » (5).
Selon une étude réalisée par European Schoolnet, la pédagogie vidéo-ludique motive les élèves : « Ils sont sensibles au fait qu’elle donne une finalité concrète aux travaux qui leur sont demandés […], et qu’elle leur permette d’être actifs dans leur apprentissage (en tant que joueurs). Ils apprécient aussi le côté ludique, mais certains d’entre eux sont néanmoins sceptiques au départ lorsqu’il est question de faire entrer le jeu en classe », comme s’ils se représentaient le jeu et la classe comme deux réalités fort dissociées (6).
L’étude pointe aussi la capacité à retenir davantage d’informations et de savoir par les élèves ainsi qu’une amélioration significative de la concentration et de plusieurs compétences clés (sociales, intellectuelles, spatiotemporelles, réflexes, etc.).
Et ce média touche toutes les catégories sociales. M. Annart : « Si comme tous les médias, le jeu vidéo mobilise aussi un certain bagage culturel, bagage inégalement réparti selon les catégories sociales, celui-ci est secondaire par rapport à l’action, l’interactivité qui caractérise le média ». Notons que certains n’ont pas la culture du jeu. L’enseignant qui pratique le jeu vidéo pédagogique devra donc s’adapter à son public et le ramener au jeu, avant de laisser le joueur autonome.
Enfin, très souvent, le jeu vidéo comporte une version multi-joueur. Cela permet de travailler la coopération, qui fait émerger l’intelligence collective (lire « Avec Minecraft, vers l’infini et l’au-delà »).
Le jeu vidéo, un art ?
Le jeu vidéo peut aussi amener le joueur vers l’art ? Certains jeux ont un aspect très esthétisant - comme les fonds marins de Abzu (Steam) (https://store.steampowered.com/app/384190/ABZU/?l=french) - ou très onirique - comme dans l’univers de Myst (Masterpiece) (http://www.jeuxvideo.com/articles/0001/00018639-myst-test.htm). Gorogoa, lui, propose un univers graphique à l'ambiance léchée, et invite à composer et recomposer avec élégance les images (http://www.jeuxvideo.com/videos/gaming-live/767555/gorogoa-la-pepite-artistique-de-fin-d-annee.htm). Ainsi, M. Annart considère le jeu vidéo comme un media plein, qui est déjà une culture et qui peut aussi être un pont vers d’autres formes de culture.
Par ailleurs, début 2019, l’Institut supérieur pour l’étude du langage plastique (ISELP), à Bruxelles, a accueilli l’exposition Games and politics. Elle rassemblait dix-huit jeux vidéo créés ces quinze dernières années, qui revendiquent un contenu explicitement politique. Ils appartiennent à des genres peu connus qui placent le joueur dans la peau d’une personne minorisée et lui permet de changer de point de vue, quitte à modifier sa conception d’enjeux sociétaux. En jouant, l’exposition proposait aux visiteurs de reconsidérer le jeu vidéo comme outil de réflexion.
Directeur de l’ISELP, Adrien Grimmeau est convaincu que le jeu vidéo a sa place parmi les objets artistiques. Pour lui, le graffiti, le livre pour enfant, le jeu vidéo appartiennent à des cultures du divertissement dont les codes ne sautent pas aux yeux des historiens de l’art contemporain, peu enclins de ce fait à s’y intéresser spontanément (7).
« Il s’agit pourtant ici d’interroger notre représentation de l’art dans une société où la culture de masse occupe une place croissante dans l’espace public et où les hiérarchies artistiques et culturelles deviennent confuses », ajoutent Arnaud Claes et Daniel Bonvoisin de Média-Animation (8).
(1) WIKIPEDIA (site de), https://fr.wikipedia.org/wiki/Jeu_vid%C3%A9o
(2) Les interventions de Julien Annart proviennent d’une interview menée le 30 avril 2019 et de la brochure Jeux vidéo et éducation. Ateliers de pédagogie vidéo-ludique FOr'J et Quai10, 2018, https://www.quai10.be/projets-pedagogiques/gaming/
(3) GILSON G., L'expérience virtuelle des joueurs en tant que situation d'apprentissage informel, mémoire présenté en 2016 pour un Master en sciences de l'éducation, UCL, https://luduminvaders.com/mon-memoire/
(4) GILSON G. et PRÉAT C., « Les jeux vidéo en contexte scolaire : quand les cultures ludiques s’invitent en classe » actes d’une communication au colloque Ludovia 2018, décembre 2018, https://luduminvaders.com/publications/
(5) FELICIA P., Les jeux électroniques en classe. Manuel pour les enseignants, European Schoolnet, juin 2009.
http://games.eun.org/upload/GIS_HANDBOOK_FR.PDF
(6) WASTIAU P., KEARNEY C., VAN DEN BERGHE W., Quels usages pour les jeux électroniques en classe ? (rapport de synthèse), European Schoolnet, 2009. http://games.eun.org/upload/gis-full_report_fr.pdf
(7) « Visite de l'expo Games and Politics », dans POINTCULTURE (site de), 14 mars 2010,
https://www.pointculture.be/magazine/articles/focus/visite-de-lexpo-games-politics-iselp/
et
« Jeu vidéo : une reconnaissance difficile », dans POINTCULTURE (site de), 14 mars 2019,
https://www.pointculture.be/magazine/articles/focus/jeu-video-une-reconnaissance-difficile-interview-dadrien-grimmeau-iselp/
(8) BONVOISIN D., CLAES A., « Le jeu vidéo comme objet esthétique », dans MEDIA-ANIMATION (site de), septembre 2016,
https://media-animation.be/Le-jeu-video-comme-objet-esthetique.html
Jeux vidéo et serious games
Apparus vers 1950, les jeux vidéo occupent considérablement les ados. Rapidement, ils sont utilisés à des fins sérieuses, qu’ils aient été conçus dans ce but ou pas.
Les jeux vidéo sont nés vers 1950. C’est l’inventeur Ralf Baer qui en a eu l’idée du jeu vidéo. En 1952, Alexander S. Douglas crée l’OXO joué sur un écran dans le cadre d'une thèse sur les interactions homme-machine. En 1958, William Higinbotham conçoit Tennis for Two sur un oscilloscope. Dans Spacewar créé en 1962, deux astronefs sont dirigés par deux joueurs. Chacun essaie de tirer sur l'autre véhicule pour le détruire. En 1972, le jeu de tennis Pong, imaginé par Nolan Buschnell et développé par Allan Alcorn, connait le premier grand succès auprès du public.
Depuis, le secteur est en croissance continue. Dès 2002, son chiffre d'affaires mondial dépasse celui du cinéma. Outre quelques grosses firmes, une kyrielle de créateurs indépendants participent à cette production, très variée, qui atteint 1000 jeux par jour !
Parmi eux, on voit apparaitre les serious games, jeux vidéo conçus avec une intention pédagogique (entrainement, apprentissage, enseignement…), En parallèle, des enseignants utilisent aussi des jeux vidéo classiques et purement ludiques à des fins sérieuses.
En Belgique, ces mouvements connaissent leur petit succès dans les années 2000. Ainsi, entre 2007 et 2012, l’Agence wallonne des technologies (devenue Digital Wallonia) organise une journée annuelle de rencontres des acteurs du secteur et des enseignants.
« Mais aujourd’hui, peu de serious games d’envergure sortent en Wallonie, indique Pascal Balancier, expert chez Digial Wallonia. Cela coute trop cher. Seules des grandes entreprises ou les institutions s’y risquent encore ».
Julien Annart, détaché pédagogique auprès de FOr’J et spécialiste de la question, le confirme : « Ces acteurs présentent souvent aux studios des cahiers des charges lourds en contenu, inconscients des difficultés du processus de création long et couteux d’un jeu vidéo, avec de plus un budget souvent trop faible pour rivaliser avec les jeux commerciaux classiques. Résultat : des jeux régulièrement boiteux, inaboutis techniquement et trop scolaires pour être efficaces… Néanmoins, grâce à tout cela, l’attention portée à l’apprentissage par le jeu vidéo s’est maintenue ».
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