Magazine PROF n°44
Coté psy
La langue, un patrimoine immatériel à transmettre
Article publié le 06 / 12 / 2019.
L’apprentissage du langage oral, c’est un long processus qui repose sur la transmission par l’adulte, sur la pratique et sur la répétition par l’enfant.
À l’heure de la culture du visuel privilégiée par les écrans, la linguiste Véronique Rey souligne l’importance de l’écoute et de la parole dans l’acquisition du langage (1).
PROF : Comment l’enfant construit-il son langage oral ?
Véronique Rey : « Entrer en langue », c’est un long processus qui passe par l’écoute et par la production. Le souffle se transforme en son dans le larynx. Puis vient la prononciation : le son laryngé est amplifié, dans la bouche notamment. Cela génère des voyelles. Les consonnes sont des bruits qui s’appuient sur les voyelles. Ces sons vont s’organiser en séquences, syllabe après syllabe, mot après mot, phrase après phrase.
La langue orale, c’est un préalable indispensable à l’apprentissage de la lecture et de l’écriture. L’entrée en langue se construit donc progressivement en s’appuyant sur la réalisation de gestes en coordination avec la perception auditive.
À l’inverse de la perception visuelle : l’image d’une pomme, par exemple, est perçue de façon immédiate et non par indices visuels successifs. On comprend l’attrait des enfants pour les écrans, c’est tellement plus facile !
Et dans cet apprentissage, l’adulte joue un rôle-clé. Lequel ?
Je partirai d’une comparaison : on a observé que le diamant mandarin, un oiseau originaire d’Australie, chante plus lentement, fait des pauses plus longues et répète plus souvent quand il chante devant un oisillon.
Celui-ci observe, puis babille, réalise des approximations sonores et, enfin le chant se cristallise dans la forme attendue de la part de l’oiseau adulte. Pour des oiseaux équipés pour chanter (ils ont des sacs aériens dévolus à la circulation de l’air), la présence physique du modèle adulte et les interactions sont nécessaires.
Elles le seront d’autant plus pour des humains qui n’ont pas d’organe spécifique : pour parler et pour chanter, nous « arrêtons de respirer ». Autrement dit, nous détournons la respiration de sa fonction principale pour produire le souffle à la base de la communication acoustique. Ce travail exigeant demande des contacts avec des adultes, véritables modèles langagiers.
Cela implique, pour l’adulte, notamment pour l’enseignant, d’éduquer son souffle, de travailler sa voix. Comment l’enfant peut-il comprendre qu‘il lui faut de l’air si l’adulte ne le lui montre jamais explicitement ? Et si les syllabes ne sont pas assez longues dans la durée, comment l’enfant peut-il « attraper » le modèle et le reproduire ?
D’où l’intérêt, aussi, de multiplier ces interactions…
Oui, et malheureusement le temps que nous passons, nous adultes, sur les écrans, l’est souvent au détriment de celui de la transmission des pratiques langagières qui passe par la parole, par la relation en direct, par la présence physique.
Vous plaidez donc pour l’utilisation en classe du chant, du conte, de poèmes…
C’est ce que j’appelle, avec mon équipe, la fonction patrimoniale du langage. Contes, poèmes, chants font partie de notre patrimoine immatériel. En le transmettant, l’adulte crée un lien entre les enfants d’hier et ceux d’aujourd’hui.
C’est préférable de raconter plutôt que de lire des histoires, car la personne est davantage investie et elle donne à voir les mouvements de la bouche. L’enfant comprend aussi qu’il peut raconter des histoires même s’il ne sait pas lire.
Dans le cas contraire, cela peut réduire le champ de l’imagination. Et on ne doit pas hésiter à utiliser des mots et des phrases complexes sans (trop) s’inquiéter de la compréhension pour laisser l’enfant rêver, en fonction de son âge. En écoutant un conte, les enfants développent l’écoute, enrichissent grammaire et vocabulaire, développent leur mémoire verbale. Et puis, en racontant un texte qui lui a été conté jadis, l’adulte met en scène et transmet ses propres émotions.
Le chant est aussi indispensable : c’est une pratique universelle et une véritable école de la rigueur. Cela permet d’apprendre, par l’imitation, à produire des écarts de notes et à conserver une métrique, un rythme.
Comment faire quand nous échangeons avec un enfant en difficulté langagière ?
Le grand danger est que l’adulte lui parle de moins en moins et soit tenté de restreindre la langue à la fonction référentielle : donner des informations et vérifier que l’enfant a compris. Mais la langue sert aussi à exprimer et partager des émotions…
Face à un enfant en difficulté, les « vieux en langue » que nous sommes doivent interroger leurs propres pratiques. Il faut continuer à le stimuler sans attendre une réaction en retour. Car ce sont nos interactions qui lui permettent de s’approprier le langage.
Cela n’exclut évidemment pas une prise en charge médicale ou une rééducation de ces retards et dysfonctionnement. Mais la prise en charge ne dispense pas les interactions langagières en milieu familial. Et cela d’autant plus que les dix premières années de la vie constituent une période particulièrement favorable aux apprentissages langagiers. Après, ce sera plus laborieux.
Propos recueillis par
Catherine MOREAU
(1) REY V., ROMAIN C., DEMARTINO S., DEVEZE J.-L., La portée du langage, Yapaka, coll. Points de repère, 2019.
http://www.yapaka.be
Mettre les choses en images
Dans le « coin salon » de cette classe de 2e-3e maternelle à l’École Claire Joie (Etterbeek), une vingtaine de paires d’yeux sont tournés vers l’institutrice, Yana Gogos. « Cette histoire se passe il y a très longtemps… ». Auparavant, l’enseignante a pris soin de rappeler les rituels : « Bien assis, mains tranquilles, oreilles prêtes à écouter, regards tournés vers moi ».
Et Kacper, Laura, Théo, Tibamata et les autres de vibrer, de trembler un peu, d’ajouter des détails connus en écoutant le conte d’Hansel et Gretel. Au terme du récit, Cristian s’adresse à l’institutrice : « J’ai aimé l’histoire parce que j’ai eu peur ». Juliet ajoute : « Je la connaissais déjà, alors j’ai pu t’aider. »
Mme Gogos, qui a suivi une formation au Théâtre de la Parole, à Auderghem, émaille son récit de descriptions visuelles, sonores, olfactives, sonores ; module sa voix ; rétablit l’attention de son auditoire en chuchotant ou par un bruit imprévu ; adapte la posture et le geste à la parole.
« Prendre le temps de décrire permet aux élèves de mettre les mots en images pour se faire leur propre film, explique-t-elle. La difficulté, c’est de s’adapter à une classe hétérogène : pour certains enfants, je peux employer des termes peu ou pas connus. Logés dans leur mémoire, ils prendront sens plus tard. Mais pour d’autres, qui maitrisent peu ou mal le français, le support de l’image est très utile. »
« Conter, c’est aussi transmettre un récit avec mon propre ressenti. Cela éveille parfois des échos chez les enfants. L’an dernier, une Baba Yaga, mi-sorcière, mi-ogresse de la tradition slave, a enrichi la version traditionnelle d’un conte. »
Ces histoires se prolongent par diverses activités : récit personnel des élèves, classement d’images dans l’ordre chronologique du récit, création d’un jeu emporté à la maison… Ou elles restent seulement un moment de plaisir.
Complément bibliographique
Sur le site de Yapaka, on trouvera via deux vidéos avec des interventions de Véronique Rey : « Pourquoi faut-il raconter des histoires aux enfants ? » et « L’incidence des écrans sur le langage ».
http://www.yapaka.be
REY V., DEVEZE J.-L., PEREIRA M.-E., ROMAIN C., La fonction patrimoniale du langage, Retz 2017, et Rituels en langue orale - Cycles 1, 2 et 3 (+ CD-Rom), Retz, coll. Pédagogie pratique 2018.
L’Institut de la Formation en cours de Carrière iFC organise plusieurs formations en lien avec le développement du langage oral : Oral et écrit à l'école maternelle pour que les élèves rentrent gagnants dans l'apprentissage de la lecture (Décolâge !;code 213301901) ; l’art du Conte : l'éloquence par l'image (code 404001906) et La musique pour les enfants en classes maternelles (code 212501915).
http://www.ifc.cfwb.be
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