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Magazine PROF n°45

 

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Les faces cachées de la langue scolaire

Article publié le 24 / 03 / 2020.

Cette rubrique invite un expert à faire part d’un message qu’il juge important dans le contexte actuel. Dans ses recherches, Anne-Sophie Romainville a mis au jour l’existence de différents profils sociolangagiers éclairant les difficultés des élèves.

« Ces élèves ne parlent pas assez français » ; « ils ne connaissent pas le français, tout comme leurs parents » : combien de fois avons-nous déjà entendu ce constat – lapidaire – comme facteur d’explication quasi exclusif des mauvaises performances des élèves, notamment issus de l’immigration ? À n’en pas douter, ce discours, qui envisage le problème de façon purement quantitative (il faudrait parler plus français), est monnaie courante, voire dominant dans nos sociétés.  

Pour dépasser cette explication simpliste, qui charrie souvent une « ethnicisation » des problèmes scolaires, j’ai eu l’occasion de mener une enquête sociolinguistique et ethnographique dans deux établissements de l’enseignement secondaire bruxellois francophone.

Ce n’est pas le nombre d’heures passées à l’école en écoutant parler français qui changera la donne pour les enfants issus de milieux défavorisés, estime Anne-Sophie Romainville.
Ce n’est pas le nombre d’heures passées à l’école en écoutant parler français qui changera la donne pour les enfants issus de milieux défavorisés, estime Anne-Sophie Romainville.

À l’issue d’une minutieuse observation (dans leur cours de français mais également d’étude du milieu, de sciences humaines ou d’histoire) d’élèves de 1re, 3e et 5e années fréquentant l’enseignement général d’une école à public favorisé d’une part, l’enseignement général d’une école plutôt défavorisée d’autre part, et une filière de qualification de ce même établissement plutôt défavorisé enfin, le constat est sans appel : comme l’a déjà démontré Lahire (1) en 1993, il est essentiel de prendre plus au sérieux la dimension qualitative des pratiques langagières comme facteur d’explication des inégalités scolaires.

Autrement dit, les élèves n’ont pas le même type de pratiques et de compétences langagières et celles-ci dépendent en grande partie de leur origine sociale.

Une question de rapport au langage*

On sait, depuis les recherches de Lahire, que l’école primaire exige essentiellement des élèves qu’ils adoptent un rapport au langage spécifique, qui n’est pas celui qu’on acquiert naturellement, et particulièrement pas dans les milieux socioculturellement défavorisés. Ce rapport au langage « scriptural » consiste à manier réflexivement le langage, c’est-à-dire en y réfléchissant en tant que tel, au-delà de ce que l’on veut communiquer.

Il s’oppose au rapport au langage « oral-pratique », par lequel on manie intuitivement le langage, ce que l’on fait tous naturellement et spontanément, par acquisition et imitation sur le tas, au cours de notre développement.

Ce rapport au langage est immédiat, c’est-à-dire qu’il ne permet pas de prendre du recul par rapport au moyen de communication. Il implique que l’on sache dire des choses pertinentes avec efficacité (un enfant peut dire J’ai faim à deux ans et demi) sans avoir aucune conscience du fonctionnement linguistique de notre parole (l’enfant de deux ans et demi n’a conscience ni de la façon dont il construit sa phrase ni de l’existence même des mots qu’il utilise).

Il rend donc difficile, pour un élève qui n’a développé que ce rapport au langage immédiat (ou « conversationnel ») en famille, non seulement l’analyse et la vérification de la conformité de son propre discours avec les attentes (scolaires) mais aussi l’analyse des textes ou des consignes.

Ma recherche, dont les résultats ont été publiés dans le livre Les faces cachée de la langue scolaire. Transmission de la culture écrite et inégalités sociales (2), met au jour l’existence de différents profils sociolangagiers éclairant les difficultés des élèves.

À titre d’exemple, les élèves ayant le profil sociolangagier le moins scriptural ont pour caractéristique majeure qu’ils sont peu familiarisés avec les enjeux de la communication scolaire et peu disposés à adopter une posture analytique à l’égard du langage et des textes. Ils parlent souvent comme ils écrivent, car ils ne saisissent pas le changement radical en termes de posture langagière qu’implique la production textuelle scripturale.

Ils éprouvent également des difficultés à dissocier le monde tel qu’ils le perçoivent avec le monde tel qu’il est restreint et décrit dans l’univers clos des textes. Corolairement, la priorité est donnée à la véracité des propos (les leurs ou ceux des autres).

Des trajectoires qui échappent au déterminisme social

Ces dispositions rendent souvent difficiles la compréhension fine des textes et l’adoption d’une attitude critique face aux discours environnants. Ce profil est propre aux élèves les moins favorisés : ils sont issus de milieux populaires, ont été scolarisés dans des écoles primaires très défavorisées, se trouvent souvent en qualification dès la troisième année et ont connu plusieurs échecs.

D’autres élèves, qui ont un profil « formaliste », ont tendance quant à eux à écrire moins bien qu’ils ne parlent. Ce sont des élèves aux origines défavorisées également et aux parcours scolaires peu favorables. Ils semblent ne pas avoir eu l’occasion d’être familiarisés avec la posture scripturale. Toutefois, ils ont conscience de ne pas disposer des « codes » de l’école et se soucient dès lors d’imiter « la langue scolaire » telle qu’ils se la représentent, c’est-à-dire comme une langue hermétique qu’il est normal, selon eux, de ne pas comprendre.

Ce sont des élèves qui, à choisir, vont préférer produire une réponse qui n’a pas de sens mais qui reprend certains mots d’un texte à lire ou du cours étudié plutôt que de construire une réponse simple mais correcte (en tout cas intelligible et cohérente) avec leurs propres mots.

Si les groupes sociaux se répartissent malheureusement de façon assez prévisible dans les différents profils, il est toutefois courant d’observer des trajectoires qui tordent le cou à tout déterminisme social. Les élèves issus de milieux populaires qui ont pu développer un profil scriptural ont été scolarisés (primaire et secondaire) dans des établissements accueillant principalement les « héritiers ».

L’hypothèse qui en découle est que les contextes scolaires ne permettent pas tous de développer la scripturalité de façon égale. Les élèves issus de milieux populaires en difficultés scolaires que j’ai observés sont d’ailleurs moins confrontés à des tâches scripturales menées à terme avec une progressivité adaptée que les élèves scolarisés dans l’école d’« héritiers ». Ils sont également moins guidés par l’explicitation des normes et des stratégies scripturales.

En effet, certains professeurs des élèves défavorisés ont tendance à, par exemple, accepter le mode conversationnel pour privilégier le contenu (mémorisation de définitions, de collocations de mots ou même d’analyse de textes ou de documents), mettre les textes résistants de côté, poser des questions factuelles (portant sur des éléments faciles à repérer) sur les textes, mettre la priorité sur les compétences de base non acquises (notamment orthographiques) et corollairement ne pas développer les compétences de lecture et d’écriture permettant de comprendre et de produire des textes complexes…

Ces pratiques ont sans doute leur raison d’être, les professeurs étant de facto confrontés à des publics en grande difficulté scripturale et pris dans un nœud d’injonctions paradoxales et de contraintes contradictoires (nécessité de s’astreindre à un programme précis, de s’adapter à un public sans y être forcément formés ou aidés, de faire réussir une majorité d’élèves quoi qu’il arrive…).

Poser le bon diagnostic, adapter les pratiques 

Néanmoins, pour espérer changer le cours de cette tragédie scolaire qui a assez duré, il est urgent de poser le bon diagnostic et d’en déduire des pratiques adaptées, communes, au sein des écoles primaires et secondaires (et évidemment au niveau de la formation initiale des enseignants).

Ce n’est pas le nombre d’heures passées à l’école en écoutant parler français qui changera la donne pour ces enfants issus de milieux défavorisés : c’est la familiarisation avec les démarches scripturales, par une pratique progressive, adaptée et explicite ; c’est la confrontation à des textes résistants et proliférants qu’il faut apprendre à décoder parce que l’intuition ne suffit pas ; c’est l’immersion pendant des années dans un monde où, si notre parole écrite est inintelligible ou incohérente, on nous dit que la communication est brouillée et on prend le temps de nous en expliquer les raisons pour arriver, au bout du compte, à une production scripturale dont on est fiers.

Anne-Sophie ROMAINVILLE

(1) LAHIRE, B. (1993). Culture écrite et inégalités scolaires. Sociologie de « l’échec scolaire » à l’école primaire. Lyon : Presses Universitaires de Lyon.
(2) Romainville, A.-S., (2019), Les faces cachées de la langue scolaire. Transmission de la culture écrite et inégalités sociales, Paris : La Dispute.

* Titre et intertitres sont de la rédaction

En deux mots 

Docteure en sociolinguistique de l’Université catholique de Louvain, Anne-Sophie Romainville est maitre-assistante en langue française à la Haute École Galilée, où elle travaille à la formation initiale des instituteurs primaires et des AESI français.

Après avoir exploré les liens entre maitrise de la langue et intégration (avec Philippe Hambye, dans Apprentissage du français et intégration, des évidences à interroger, paru dans le n° 2627 de la revue Français et société, chez EME Editions, www.eme-editions.be), elle a consacré ses recherches à la reproduction des inégalités sociales par l’école, dans le cadre d’une bourse FNRS, en l’étudiant du point de vue langagier (Les faces cachées…).


 

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