Magazine PROF n°50
Libres propros
Immersion dans le monde des enseignants de deuxième carrière
Article publié le 17 / 06 / 2021.
Cette rubrique invite un/des expert(s) à faire part d’un message jugé important dans le contexte actuel. Thibault Coppe, doctorant en Sciences de l’éducation, s’intéresse à l’insertion des enseignants ayant eu auparavant une carrière hors enseignement.
La pénurie d’enseignants est un phénomène international dont souffrent particulièrement les sections d’enseignement qualifiant de la Fédération Wallonie-Bruxelles. En conséquence de cette situation émergent bon nombre de recherches scientifiques et de réflexions dans le chef des décideurs politiques au sujet du recrutement d’enseignants de deuxième carrière.
Une valeur ajoutée pour l’enseignement
Ces enseignants au profil particulier sont des professionnels ayant exercé dans un autre secteur que celui de l’enseignement et ayant décidé de réaliser une transition professionnelle vers celui-ci. Au-delà d’être considérés comme un levier d’action contre la pénurie, ils sont également décrits dans les écrits scientifiques, mais également dans les discours supranationaux comme une valeur ajoutée pour les systèmes éducatifs.
Ces enseignants sont ainsi présentés comme porteurs de connaissances de terrains spécifiques nécessaires à la formation des apprenants, comme modèles charriant les cultures professionnelles propres à leur champ d’expertise, ainsi que comme vecteurs d’amélioration du fonctionnement organisationnel de leur établissement scolaire. Bien que ce discours consensuel soit en faveur de leur importance pour nos systèmes éducatifs, peu de considération est accordée aux difficultés que ces enseignants ont à surmonter à l’entrée dans leur nouvel environnement de travail : l’école.
En effet, l’attention est particulièrement portée sur les raisons qui motivent leur transition professionnelle et cela se comprend puisque cela pose, en substance, la question de leur attraction et leur recrutement dans l’enseignement, ce qui répond directement au besoin créé par la pénurie.
Malheureusement beaucoup moins d’attention est portée à leur vécu des premiers pas dans leur nouvelle fonction, laissant dès lors en suspens la question de leur rétention dans le métier.
Accrochez-vous : en Fédération Wallonie-Bruxelles, on estime que 59,06 % des enseignants de deuxième carrière étant entrés en fonction dans le courant de l’année scolaire 2014‑2015 ont quitté l’enseignement en deçà des cinq premières années d’exercice. À titre de comparaison, ce sont seulement 26,6 % des enseignants de première carrière qui partagent cette situation pour cette même période. Ces chiffres sont alarmants et appellent avec urgence une réflexion portant sur la rétention de cette population particulière d’enseignants, ô combien essentielle pour notre système éducatif en Fédération Wallonie-Bruxelles.
Pour répondre à cette nécessité, la thèse de doctorat que je mène a été initiée en 2018, et est supervisée par Virginie März et Isabel Raemdonck. Cette contribution est l’occasion de partager certains des enjeux identifiés dans ces travaux, et de soumettre aux multiples professionnels de l’enseignement que sont les lecteurs du magazine PROF les réflexions et conclusions des recherches réalisées dans ce cadre. Ces recherches ont été majoritairement menées au sein d’écoles qualifiantes qui regroupent une grande partie de ces enseignants.
Titres et fonctions et les mystères de l’école
Si le taux d’attrition de ces enseignants est si important, ce n’est pas sans raison. Ils témoignent vivre de nombreuses difficultés lors de leurs premiers pas dans la fonction enseignante et ce, à différents niveaux.
Au niveau institutionnel, et donc lié au cadre régissant l’accès à la fonction enseignante, les enseignants de deuxième carrière novices ressentent une grande insécurité d’emploi. C’est source de beaucoup d’inquiétude et d’incertitude et cela concerne la grande majorité de cette population d’enseignants.
En Fédération Wallonie-Bruxelles, selon les Indicateurs de l’enseignement de 2020, ce sont, en moyenne, respectivement 57,5 % et 42 % des enseignants de pratique professionnelle et de cours techniques qui exercent avec un statut de titre de pénurie. Et c’est sans compter les enseignants qui exercent avec un titre suffisant. Au regard du lectorat du magazine PROF, il n’est certainement pas nécessaire de s’étendre sur les conséquences de ces statuts précaires.
Ces difficultés sont également d’ordre organisationnel. Les dialogues menés avec ces enseignants décrivent d’une part à quel point la familiarisation à cette organisation particulière qu’est l’établissement scolaire est complexe, et décrivent de l’autre à quel point l’intégration dans le staff d’enseignants est une démarche délicate voire pénible. Les schèmes de compréhensions construits dans le monde du travail du secteur privé se révèlent être des conceptions qui rentrent bien souvent en tension avec ce qu’est l’école comme organisation. Il leur est alors nécessaire de les déconstruire pour pouvoir se familiariser avec leur nouvel environnement de travail, mais l’isolement professionnel qu’ils ressentent complexifie l’accès aux informations nécessaires à cette déconstruction-reconstruction.
Un isolement professionnel manifeste
Cet isolement professionnel est très alertant. Un postulat fait de plus en plus son chemin dans les considérations liées à l’insertion, au développement professionnel et à l’apprentissage continu des enseignants : « Relationships matter » (les relations comptent). L’idée conceptuelle sous-jacente à ce postulat est que les enseignants apprennent et se développent mieux par les interactions avec leurs pairs que par toute autre stratégie ou dispositif.
Pour interroger spécifiquement les dynamiques collaboratives autour des enseignants de deuxième carrière et comprendre leur impression d’isolement, nous avons reproduit les tissus d’interactions professionnelles d’écoles d’enseignement qualifiant dans des visuels appelés sociogrammes.
Les analyses de ces tissus d’interactions professionnelles montrent que dans ces écoles, les enseignants de deuxième carrière ont nettement moins de contacts avec leurs collègues que leurs homologues de première carrière, et qu’ils sont relégués en périphérie du réseau professionnel de leur école. Cette situation complexifie fortement leurs opportunités d’apprentissage et de découverte du métier enseignant.
Ils expliquent notamment cela par le regard qui est porté sur leur statut de « deuxième carrière ». Les propos d’une enseignante interrogée sont explicites : « Les professeurs de cours généraux se considèrent comme l’élite. C’est l’élite de notre école et puis selon la section qualifiante où vous êtes il y a comme une échelle sociale selon l’importance du métier. L’école se structure en fonction des hiérarchies des métiers dans la société et donc les relations entre enseignants se structurent comme ça aussi. »
En conclusion
Cette contribution ne me permet que de brosser (très) succinctement certains des constats mis en évidence par nos travaux (1), mais il me permet de formuler cette invitation : « Et si, pour changer, on parlait d’eux ?… »
Et si on prenait le temps d’aller au-delà du besoin de combler les trous créés par la pénurie, et qu’on se penchait sur les réalités professionnelles de ces enseignants coincés dans des statuts précaires, et pour lesquels le contexte de découverte du métier est extrêmement complexe ?
Trop peu d’attention est portée à cette catégorie d’enseignants qui est pourtant importante et en forte augmentation. Il y a énormément de travail à faire en ce sens, notamment du côté des politiques éducatives, et nous espérons que nos travaux participeront à inspirer des actions concrètes.
Thibault COPPE
(1) Pour en savoir plus, lire COPPE T., MÄRZ V., & RAEMDONCK I. (sous presse), Rencontre entre l'enseignant de deuxième carrière et son établissement scolaire : un mariage sans idylle, Revue des sciences de l’éducation de McGill ;
COPPE T., MÄRZ V., COERTJENS L., & RAEMDONCK I. (2021), Transitioning into TVET schools : An exploration of second career teachers'entry profiles,Teaching and Teacher Education, 101, 103317.
En deux mots
Thibault Coppe est agrégé de l’enseignement secondaire inférieur en mathématiques et a également un master en Sciences de l’éducation.
Il a enseigné les mathématiques dans le qualifiant et est actuellement doctorant en Sciences de l’éducation à l’UCLouvain.
Ses travaux de recherches, financés par le FNRS, portent sur l’insertion professionnelle des enseignants de deuxième carrière, et ont été récompensés par les prix transversal et de la communication scientifique de la Journée de la Recherche 2020 en Fédération Wallonie-Bruxelles. Sa thèse de doctorat est supervisée par les Professeures Virginie März et Isabel Raemdonck.
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