Magazine PROF n°55
Droit de regard
« Enseigner en prison, peut-être mon plus beau rôle »
Article publié le 30 / 08 / 2022.
Anne-Françoise Hayen s’est inscrite dans le projet de l’enseignement de promotion sociale REINSERT il y a 9 ans. Un engagement auprès de détenus encore parfois mal perçu, et mal connu.
Le droit des détenus à des activités de formation est contenu, parmi d’autres, dans la Loi de principes du 12 janvier 2005 concernant l’administration pénitentiaire ainsi que le statut juridique des détenus.
L’enseignement de promotion sociale y concourt, aux côtés d’autres formateurs issus du secteur associatif. Deux caractéristiques de cet enseignement y sont particulièrement utiles : son organisation en unités d’enseignement capitalisables pour décrocher des diplômes et la valorisation des acquis (possibilité d’inscription dans une formation après réussite d’un test d’entrée en l’absence de titres requis). L’insertion ou la réinsertion des détenus et des justiciables sont des objectifs qu’il poursuit, avec le cofinancement du Fonds Social Européen, dans le cadre du projet REINSERT.
Anne-Françoise Hayen est une des enseignants qui y consacrent une partie de leur charge.
PROF : Comment êtes-vous arrivée à enseigner à la prison de Marche-en-Famenne ?
Anne-Françoise Hayen : J’enseigne notamment à l’Institut d’Enseignement de Promotion Sociale Famenne-Ardenne. J’y donne cours de gestion, formation qualifiante délivrant le certificat de connaissances de gestion de base utile pour futurs indépendants, et en bachelier comptabilité depuis cette année. Quand la prison de Marche s’est ouverte, en 2013, le directeur de l’école de l’époque avait eu les premiers contacts pour mener un travail en commun avec elle, et il m’a proposé d’y donner cours de gestion. J’ai tout de suite dit oui. J’ai commencé en septembre 2015.
J’y donne toujours ce cours, à raison de 2 à 3 formations collectives par an pour une douzaine de personnes ayant réussi le test d’entrée maths-français. J’ai aussi des détenus passant le bachelier comptabilité. Enfin, depuis 2018, j’assure de l’accompagnement individuel pour une quinzaine de personnes dans le cadre, d’ateliers de pédagogie personnalisée (APP).
Il s’agit d’un projet de REINSERT plus récent. On suit des jeunes et des moins jeunes, soit demandeurs de remise à niveau dans des matières, soit envisageant de suivre une formation, notamment avec l'enseignement à distance pour se préparer à une épreuve certificative, soit pour du soutien dans le cadre d’une formation en cours.
Il y a énormément de personnes en prison qui n’ont pas de diplômes, ne fut-ce que le CEB, c’est même une majorité. On rencontre aussi des personnes ne sachant pas lire qu’on oriente vers Adeppi, qui mène un travail génial pour les acquis de base.
Pour ces détenus n’ayant pas de diplômes, dont des jeunes ayant décroché avant même l’obtention du CEB, la remise de leur premier diplôme, c’est toute une joie. On est là pour quelque chose qui est moins visible à l’extérieur…
Vous avez la chance de travailler dans une prison récente, mais une prison reste une prison…
Oui, c’est moderne, la crise du COVID a pu par exemple y être traversée dans des conditions un peu moins difficiles que dans d’autres… Reste que la première chose qui frappe quand on y entre, c’est l’infrastructure, avec ces portes, ces énormes et lourdes portes qu’on doit refermer à chaque fois qu’on passe, et qu’on referme encore quand on sort le soir. Pensant à ceux qui sont toujours à l’intérieur…
Votre premier cours ?
Comme pour toutes fois qu’on commence quelque chose de nouveau, avec une certaine peur donc, seule dans un local face à un public d’étudiants et d’étudiantes détenus. Maintenant, j’évolue à la prison comme dans une classe ordinaire ; on se familiarise avec le mode de fonctionnement à force d’y aller. On repère les personnes qui peuvent nous aider. Les deux bibliothécaires ont été immédiatement mes interlocuteurs. Ils prévoient le programme pour que la rotonde, le noeud central de la prison, appelle les détenus concernés par notre venue. Si on a des difficultés, on peut aussi dialoguer avec les chefs des agents, le Service d’aide aux détenus et la direction, très abordable. Et il y a les formations organisées par REINSERT pour les directeurs et les enseignants de promotion sociale.
On y échange sur nos pratiques, on rencontre des membres de direction de prison et des invités. Ainsi, on a entendu le témoignage d’un ancien détenu qui avait repris des études et enseigne en promotion sociale aujourd’hui. On échange ensuite par Internet, en visio…, on sait qui est dans quelle prison.
Utilise-t-on les mêmes moyens pour accrocher son public quand on enseigne en prison ?
Je donne exactement le même cours en prison qu’à l’extérieur.
À la différence qu’en cours du soir de gestion, à l’extérieur, je crée directement un groupe Facebook pour accrocher les étudiants, faire en sorte qu’ils échangent. Pour tenir en cours du soir, il faut un travail d’équipe, ne pas l’envisager en solo.
Les étudiants détenus n’ont pas les facilités qu’ont les étudiants à l’extérieur, l’accès à Internet, les réseaux sociaux, etc. Ils ont besoin d’avoir quelqu’un à leurs côtés. La dimension sociale est encore plus présente. C’est pourquoi, je pense probablement exercer mon plus beau rôle en prison. Avec des retours magnifiques.
L’enseignement en prison, c’est une réalité méconnue ?
Totalement inconnue du grand public. Parfois même d’enseignants, y compris en promotion sociale, qui ne savent pas que les détenus n’ont pas accès à Internet, par exemple.
Beaucoup de gens pensent que les prisonniers ont tout, mais non. Être en prison coute. Ceux qui n’ont aucune ressource ont une petite allocation. Certains travaillent et il y a une allocation de formation de 0,7 € l’heure, moins attrayante qu’une rémunération de travail. Ceux qui veulent étudier, par exemple faire un bachelier, doivent louer un ordinateur de la prison sécurisé, et pour le moment il n’y a que l’intranet de la prison en cellule.
Enseigner en prison est d’ailleurs assez mal vu. « Qu’est-ce que tu vas faire là-bas ? Comment peut-on payer des profs pour aider des gens comme ça ? Tu as déjà vu ce qu’ils ont fait ? ». Quand il s’agit de projets de réinsertion… Je ne cherche pas à savoir pourquoi les détenus avec qui je travaille sont incarcérés. S’ils veulent m’en parler, c’est leur choix, et ensuite, on continue comme avant…
Il y a aussi une vision selon laquelle donner accès à une formation à des détenus serait un privilège, alors que c’est un besoin et un droit.
L’école a un rôle à jouer pour changer ces représentations. Mais je pense aussi que plus le temps avance, plus on pense réinsertion, avec plus de locaux et de matériel nécessaires aux formations. Conformément à la loi de principes.
Propos recueillis par
Monica GLINEUR
En deux mots
Anne-Françoise Hayen, régente en mathématiques-sciences économiques, enseigne depuis 1994, en IFAPME et en enseignement de promotion sociale (EPS). À la différence de collègues d’EPS donnant des cours dans plusieurs prisons, elle enseigne à celle de Marche-en-Famenne uniquement.
Via REINSERT, l’EPS est présent dans les prisons de Wallonie et de Bruxelles. C’est le volet intramuros du projet (1 323 formations passées en 2017, 46 % de réussite), mené en coordination avec la Concertation des Associations Actives en Prison (CAAP). Le volet extra-muros vise à préparer le parcours du détenu incarcéré à sa sortie, en poursuivant un parcours de formation à l’extérieur ou en en démarrant un.
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