Magazine PROF n°28
Droit de regard
Philippe van Meerbeeck : « Vous êtes des éveilleurs ! »
Article publié le 01 / 12 / 2015.
Psychiatre spécialiste des adolescents, Philippe van Meerbeeck, adresse un message aux enseignants : plus qu’il y a vingt ans, vote rôle est capital. Communiquez à vos élèves vos valeurs et votre passion !
PROF : Dans votre dernier livre, Mais qu’est-ce que tu as dans la tête ?1, vous mettez en avant la soif d’idéal des adolescents. Ne les voit-on pas, au contraire, comme blasés, individualistes, consuméristes, insensibles aux « nobles causes » ?
Philippe van Meerbeeck : Ces deux aspects coexistent et l’un explique l’autre. Beaucoup d’ados rêvent d’être riches, beaux et célèbres. Un pur produit de la société dans laquelle nous vivons… D’autres, écoeurés, lassés d’être dupés, parfois de tendance suicidaire, ont soif d’autre chose.
C’est qu’il y a, dans la première adolescence (celle de la puberté, entre 12 et 15 ans, où le jeune se découvre un corps capable de donner la vie), une immense envie de croire. En lui-même, aux autres, à un idéal qui donne sens à sa vie. Ce n’est pas neuf : de tout temps, la soif d’idéal a poussé certains à s’engager à corps perdu.
Nos sociétés occidentales l’ont oublié. Après la Deuxième Guerre mondiale qui a fait tant de morts au nom des croyances, après mai ‘68, après la chute du Mur de Berlin, on croyait l’envie de croire passée au bleu. Les adultes ont appris au jeune à être laïc, critique, responsable, autonome… On a supprimé tous les rites qui, dans les cultures traditionnelles, marquaient le passage à l’adolescence.
Et puis, à partir de 2001 et la chute des tours du World Trade Center, on a vu des jeunes s’engager, risquer et perdre leur vie pour des causes fanatiques. Dans ce monde désacralisé, le sacré a réapparu là où on l’attendait le moins. Aujourd’hui, la Belgique est le pays d’où partent le plus grand nombre de jeunes pour la Syrie. C’est interpellant !
Cet idéal qui donne sens à leur vie, ils le trouvent sur Internet…
Mais oui. Ils disposent de cet outil archi-simple pour se montrer, se construire un réseau, trouver des références conceptuelles aux questions qu’ils se posent. Cette virtualité omniprésente a entrainé des transformations très profondes dans leur appareil à penser. Et tout est remis en question : les normes, les références, le rapport au savoir. Cela creuse un fossé énorme entre ceux qui sont « nés avant » et ceux qui n’ont pas de recul car ils sont tombés dedans dès le début, comme Obélix dans la potion magique.
Au début de l’adolescence, le rôle du père est crucial pour séparer l'enfant de sa mère et l'aider à grandir. Cette recherche du père peut mener certains jeunes dans la voie du fanatisme, de la radicalité. Daesh (l’État islamique) confie à de jeunes universitaires le soin de construire des arguments simples et rassurants qui apportent des réponses absolues, rassurantes, à leur envie de croire. Ou de rappeler les rituels apaisants que sont les cinq prières par jour ou les ablutions avant la prière.
Ils repèrent ce qui est signifiant pour le jeune: « Tu vis dans un monde où tout le monde te ment ; la vie n’a de sens que pour ce qui vaut la peine d’être sacrifié ; si tu veux donner un sens à ta vie, rejoins-nous ». Ils publient des photos, des images, des vidéos choc pour asséner des « vérités » qui, parfois, atteignent leur objectif.
De quelle marge de manœuvre disposent alors les enseignants ? Que peuvent-ils proposer aux jeunes pour répondre à cette envie de croire ?
Leur rôle est bien plus important en 2015 qu’en 1995, avant la démocratisation d’Internet, de Facebook et des tablettes. Ils sont le seul contrepoids au « tout virtuel » dans lequel baignent les jeunes et à ce besoin de croyance occulté par la société. L’enseignant peut transmettre ses valeurs, ce à quoi il croit. S’il apparait au jeune comme une personne qui vit ses convictions, qui exerce son métier avec passion, il est l’objet d’un transfert inconscient. Il peut jouer le rôle du père, parfois absent dans des familles fragilisées.
Et expliquer l’origine des croyances, déconstruire les vérités toutes faites ?
Évidemment. Durant la deuxième période de l’adolescence – entre 14 et 18 ans – le jeune essaie de comprendre le monde qui l’entoure et se construit une identité. C’est le moment de lui expliquer l’origine des croyances, en n’omettant pas les aspects négatifs. On peut lui parler de la pensée de l’Islam et de l’histoire de la Chrétienté dans leur splendeur et leur obscurantisme. Dans le cadre d’un cours de philosophie ou de citoyenneté ou de l’ensemble des cours.
Dans tous les cours ?
Sans minimiser les disciplines, c’est surtout la personnalité de l’enseignant qui permet au jeune d’assouvir sa soif d’idéal, de connaissance et d’esprit critique. Combien d’adultes ne se souviennent pas d’un enseignant dont la personnalité les a marqués, les a aidés à grandir ? Les enseignants peuvent être des éveilleurs, allumer un feu. C’est très valorisant.
Dans d’autres livres, vous montrez que le décalage dans le développement des adolescents et des adolescentes peut nuire aux apprentissages scolaires. Un plaidoyer pour séparer garçons et filles lors de certains cours ?
Il ne s’agit évidemment pas de retourner un demi-siècle en arrière. Mais les enseignants doivent tenir compte de ce décalage de deux ans à l’adolescence. Par exemple en formant, à l’intérieur des cours, des groupes de travail non mixtes. Si j’étais directeur d’école, je proposerais des classes de 1re et 2e secondaire mixtes et non mixtes, en demandant aux parents de choisir en fonction du profil psychologique de leur enfant.
L’éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle s’est généralisée dans les écoles. Une bonne chose ?
Selon moi, ce qu’il faut mettre au centre de ce cours, ce n’est pas la sexualité, mais bien le désir d’aimer et d’être aimé, l’engagement. Les enquêtes le montrent : l’âge moyen du premier rapport sexuel (17 ans) n’a pas évolué depuis trente ans.
Les enseignants doivent démonter la machinerie de la pornographie, si facile d’accès sur Internet. Elle montre des images-bidons qui n’ont rien à voir avec la sexualité que vivent la plupart des gens. Fellation, viol, inceste, rapport transgénérationnel…, ne sont pas la norme. La pornographie dupe les ados ; elle les maintient dans une sexualité infantile, car elle ne voit que le bout du corps de l’autre et génère des fixations qui empêchent de grandir.
Pour en revenir au transfert, un souvenir d’école vous a marqué ?
Je me souviens d’un professeur de maths extraordinaire, en 5e secondaire dans mon collège, à Bruxelles. Il nous disait : « Pas de notes, pas de bics ! Écoutez-moi ». Tout était dans le lien avec cet enseignant. Nous nous sentions « happés » par sa voix, sa personnalité, sa passion pour son cours. En l’écoutant, je me sentais doué en maths. Si la plupart des élèves de cette classe ont ensuite choisi des études d’ingénieur, ils lui doivent sans doute beaucoup.
Propos recueillis par
Patrick DELMÉE et Catherine MOREAU
(1) Éditions Racine, 2015.
En deux mots
Docteur en médecine, neuropsychiatre et psychanalyste, Philippe van Meerbeeck a créé le département pour Adolescents et jeunes Adultes au Centre de guidance de l’UCL à Woluwe-Saint-Lambert, et le Centre thérapeutique pour adolescents.
Il assume la fonction d’expert dans bon nombre d’associations centrées sur les enfants et les adolescents. Il a consacré plusieurs ouvrages à l’adolescence. Dont Ainsi soient-ils, Dieu est-il inconscient ? et Mais qu’est-ce que tu as dans la tête ?
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