Magazine PROF n°43
Droit de regard
Laurence Rosier :
« Réfléchir avant de dire,
parce que les mots ont du poids »
Article publié le 02 / 09 / 2019.
Linguiste, Laurence Rosier a remporté le Prix 2018 du Parlement de la Fédération-Wallonie-Bruxelles pour son livre De l’insulte… aux femmes, considéré comme le meilleur ouvrage destiné à l’enseignement et à l’éducation permanente.
Dans De l’insulte… aux femmes, Laurence Rosier ne se contente pas de pointer l’actualité des combats féministes. Elle y fait l’éloge d’un usage plus réfléchi et émancipateur du langage (1).
PROF : Pourquoi, en tant que linguiste, s’intéresser à l’insulte ?
Laurence Rosier : Parce que l’insulte, c’est un mot ou une phrase, cela fait partie de la langue. C’est aussi un sujet qui permet une diversité d’approches : à côté de l’approche grammaticale ou lexicale, on doit voir ce qui se fait en anthropologie, en sociolinguistique, regarder l’histoire de la langue,… car c’est la dimension culturelle et sociale qui intéresse.
Et pourquoi avoir écrit un livre plus spécifiquement consacré aux insultes adressées aux femmes ? Dans un format « grand public », d’ailleurs.
J’ai travaillé sur l’insulte de manière théorique pendant plusieurs années. En fréquentant les réseaux sociaux, j’ai été frappée par l’ampleur et la répétition de propos sexistes qui s’y manifestaient, et par la violence, parfois inouïe, avec laquelle des femmes s’y faisaient insulter.
Les réseaux sociaux ont aussi vu l’émergence de ce qu’on a appelé un e-féminisme, avec des discussions sur différentes formes de discriminations que vivent les femmes.
J’ai souhaité alors porter le sujet sur la place publique, avec un côté scientifique mais également un côté plus militant. D’abord avec une exposition, Salopes et autres noms d’oiselles , ensuite avec ce livre.
Quels sont les ressorts de l’insulte sexiste ?
Elles ne sortent pas de nulle part. Elles sont chargées de multiples représentations historiques ou imaginaires qui assignent aux femmes la place qui leur reviendrait dans la société, par la « nature » même de leur sexe.
Il faut noter que le sexisme inspire, par extension, les insultes homophobes et celles visant les hommes ne correspondant pas aux stéréotypes de la virilité - force, puissance, capacité à en imposer, etc.
Toute insulte consiste à « classer » des personnes pour les « déclasser », c’est-à-dire les disqualifier, eux, leurs actes ou leurs propos, en vertu de stéréotypes : insultes racistes, sexistes, homophobes, basées sur l’appartenance à une classe sociale, etc. Qui peuvent d’ailleurs se superposer : il y a des « cumulards » de l’insulte…
Les réseaux sociaux offrent aux insultes un énorme champ de résonance…
Oui, le numérique présente une capacité de violence verbale augmentée : les insultes s’écrivent dans un espace virtuellement infini et s’appuient sur des chaines de messages, des images, des vidéos parfois détournées,…
Auparavant, on considérait que l’insulte supposait une adresse directe à quelqu’un. Aujourd’hui, on insulte publiquement. Avec des escalades dans la violence. Mais des internautes interviennent aussi pour dire : « Vous vous rendez compte de ce que telle ou telle personne a dit ? » Il y a une tension entre « on ne peut dire n’importe quoi » et « laissez-moi dire ce que je veux ».
Justement, où est la frontière entre le droit à l’humour, la liberté d’expression et la nécessité de réguler cette violence verbale ?
C’est vrai que dans certains cas d’insultes, on entend des justifications : « Ah, mais ce n’est pas grave ; on faisait juste le troll ». Il y a bien une frontière entre le dire et le faire, mais, on le sait, les violences verbales peuvent aboutir à des violences réelles et le cyber-harcèlement est devenu un véritable problème.
Je pense que l’insulte est grave de façon générale, et particulièrement envers certaines personnes. En droit, notamment, on continue à trop se centrer sur l’intention. « Aviez-vous eu l’intention d’être raciste en disant ‘bougnoule’ ? » Il faut aussi se placer du côté de la perception-réception de la personne qui ressent comme raciste ce terme rappelant la colonisation. Je cite ce cas qui a été réellement traité en justice.
Pour moi, la liberté d’expression s’arrête là où commence la haine. Il ne s’agit pas tant de dresser une liste de mots à ne pas dire, comme avec le politiquement correct, mais de développer une sorte d’éthique du langage. Pour réfléchir à ce que l’on dit et se rendre compte que les mots ont du poids, qu’ils peuvent conserver une charge sémantique ou une mémoire douloureuse. Et certains propos sont pénalement répréhensibles.
Vous formez de futurs professeurs de français. Abordez-vous ce sujet avec eux ?
Oh, je ne fais pas de police de la langue. Mais je dis : « Tiens, vous rendez-vous compte de ce que vous dites quand vous utilisez ce mot ? » Et cela marche avec les étudiants. Cela permet de remonter aux origines du mot, de se demander pourquoi on l’utilise aujourd’hui de façon décomplexée, s’il n’y a pas quelque chose qui reste violent, très stéréotypé. L’idée est de faire comprendre que les mots peuvent être à la fois cause et conséquence de discrimination, de rapport de forces.
Bref, mettre les mots sur la table peut amener un impact culturel. On sait que les changements culturels, cela met du temps. Donc si on y participe, on peut se dire qu’on aura apporté sa petite pierre à l’édifice.
Je pense aussi qu’il est important de mettre en avant l’éloquence comme réponse aux mots blessants. Christiane Taubira (NDLR : ex-ministre française de la Justice, qui a été la cible d’attaques racistes) a su répondre à des insultes par un poème. J’essaie de travailler l’éloquence dans mes cours et beaucoup d’enseignants le font dans les classes. Souvent de manière moins normée que ce qu’on peut supposer, par exemple en faisant créer de la poésie par les élèves avec des modes qui leur sont familiers, comme le slam.
C’est important aussi d’intégrer la question du genre dans les cours ?
Oui, et je me suis rendu compte en fait que moi-même je ne le faisais pas suffisamment. Cette année, au cours de sociolinguistique, j’ai demandé à mes étudiants de faire des recherches sur les femmes linguistes, qui sont trop peu citées.
C’est bien d’être attentif à la question du genre dans les écoles, et pas seulement dans les cours de français. Cela peut contribuer à la déconstruction des stéréotypes sexués, qui doit intervenir très tôt, dès les classes de fondamental. Les enseignants s’y emploient mais cela prend du temps. Et l’école ne peut pas tout faire. Si on dit « le rose et le bleu, on arrête » mais qu’à la maison, c’est le rose et le bleu, c’est un peu compliqué…
Propos recueillis par
Monica GLINEUR
(1) Tamina Beausoleil a réalisé le dessin original de la couverture du livre De l'insulte ... aux femmes.
En deux mots
Licenciée en philologie romane, Laurence Rosier enseigne la linguistique, la didactique et l’analyse du discours à l’Université libre de Bruxelles. Elle est auteure et coauteure d’ouvrages sur la langue française et a écrit plusieurs livres, dont Petit traité de l’insulte (Labor, 2009) et De l’insulte aux femmes (180° Éditions, 2018). Elle a aussi été commissaire de l’exposition Salopes et autres noms d’oiselles, avec le soutien d’ULB Culture en 2016 et présentée à Bruxelles, Paris et Lausanne.
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