Magazine PROF n°3
Dossier Manuels agréés
Manuels cherchent intellectuels. Désespérément
Article publié le 01 / 09 / 2009.
Contre la tendance générale e l'avis des experts, l'utilisation des manuels scolaires n'est pas majoritaire en Communauté française, à l'inverse du photocopillage. L'argent serait-il le nerf de la guerre aux manuels scolaires ? À moins d'une improblable culture du brol, différents facteurs contribuent à l'expliquer. Non à la justifier...
Nos manuels actuels n’ont plus grand-chose à voir avec ceux de bon-papa, dont certains dégoulinaient de nationalisme ou de colonialisme écoeurants. De moralisme macho, et inversement. Adaptés à la pédagogie frontale de l’époque, les manuels de nos grands-parents étaient, pour l’essentiel, des répertoires de savoirs rédigéspar un ou deux auteurs isolés. À l’école de bon-papa, il y avait souvent le soliloque du professeur, le psittacisme de l’élève, et le dogmatisme des manuels. L’estrade, le perroquet et la bible, quoi !
Adaptés aux socles de compétences et aux programmes actuels, nos manuels accordent une importance cruciale à la démarche pédagogique, mettant les élèves en activité, là où nous étions passifs devant nos bons vieux manuels. Ainsi, par exemple, les manuels d’histoire - naguère si perméables au « bourrage de crâne belliciste » (1) -, sont aujourd’hui conçus comme des « boites à outils » donnant à réfléchir à partir d’une problématique quelconque. Cette conception radicalement nouvelle du manuel rompt avec la vision encyclopédiste d’autrefois : faire le tour de la question sans jamais la susciter. Elle est en phase avec les
théories constructivistes de l’apprentissage.
Professeur de didactique de l’histoire (UCL/ULg) et directeur scientifi que d’une collection de manuels d’histoire, Jean-Louis Jadoulle explique : « L’idée en pédagogie aujourd’hui, c’est de construire l’histoire à partir de l’analyse de documents. L’histoire, c’est une enquête : les élèves doivent s’interroger, critiquer… Il faut un outil pour mettre l’élève en situation ». Cet outil existe, mais est-il utilisé ?
Dans certains pays, les manuels sont obligatoires, mais ce n’est pas une généralité. C’est notamment le cas dans l’enseignement secondaire luxembourgeois. De même au Québec, les manuels sont « théoriquement » obligatoires, même s’il est vrai que, dans la pratique, certains enseignants ne les utilisent pas. En Suisse, les manuels sont non seulement obligatoires mais, dans chaque canton, il n’y en a qu’un seul par discipline. Et chez nous ?
Mauvaises notes…
Une enquête de l’International Association for the Evaluation of Educational Achievement (2) portant sur 38 pays montrait qu’en 1995, les manuels de mathématique et de sciences n’étaient guère utilisés en Communauté française (respectivement 49,2 et 24 %), alors qu’ils l’étaient à plus de 85 % dans la plupart des autrespays, de même qu’en Flandre (85,7 % et 88,4 %). Selon Stéphane Adam, inspecteur d’histoire dans le secondaire supérieur, 70% des profs d’histoire font toujours leur cours à partir de documents qu’ils puisent – et photocopient ! – dans différents manuels. « Chaque professeur a son manuel fait de bric et de broc ». Il y a des notes structurées chez les uns ; du fouillis chez d’autres. À mauvaises notes de l’enseignant, mauvaise note de l’apprenant !
Il semble que la situation soit pire dans d’autres disciplines, et davantage encore dans le primaire. C’est dire ! À l’instar du petit village gaulois, serions-nous le dernier bastion de résistance à l’ « impérialisme » des manuels scolaires ? Pas de résistance manu militari, certes, mais un bouclier d’indifférence. Sans potion magique…
Alors, pourquoi donc notre Communauté est-elle restée « la championne du papillonnage basé sur la photocopie sauvage d’éléments disparates », ainsi que l’écrivait naguère l’éditeur Philippe Selke ? (3) Contre la tendance générale et l’avis des experts. L’étroitesse du marché apporte un élément de réponse, mais n’explique pas pourquoi d’autres petits États utilisent beaucoup plus de manuels que nous.
Les éditeurs scolaires éprouvent des difficultés à répondre aux besoins d’un marché trop segmenté : différents réseaux et des programmes variant d’une école à l’autre empêchent toute rationalisation. Avec douze millions d’élèves pour un seul programme national, le marché hexagonal permet aux éditeurs français d’investir plus d’argent dans leurs ouvrages scolaires. Les auteurs de manuels y sont engagés – et donc rémunérés – à temps plein et ne doivent pas, comme chez nous, cumuler leur travail éditorial avec leur fonction scolaire. Et faire de Manuel(le) un amant (une maitresse) semant la zizanie à la maison !
… et notes de frais
L’argent serait-il donc le nerf de la guerre aux manuels scolaires ? Contrairement à d’autres pays comme la France, nous n’avons pas de politique d’aide massive à l’achat de manuels. Avec la crise économique actuelle, cela ne va pas s’arranger… En Communauté française, l’aide représente 1 997 000 € pour l’exercice budgétaire 2009. C’est énorme, absolument, mais relativement très peu : moins de 5 € par élève (4,72 € pour le primaire et 4,32 € pour le secondaire). Pas de quoi déformer les cartables ! Si l’on voulait équiper toutes les écoles en manuels, il faudrait une aide fi nancière de 25 millions par an, selon une estimation du Conseil du Livre (4). On serait loin du compte !
S’il est aisé d’incriminer le système, la location des manuels permet pourtant aux écoles de couvrir leurs dépenses. Pourquoi continue-t-on alors à faire chauffer massivement les photocopieuses dans les écoles ? Les photocopies sont abusivement favorisées par les directions d’écoles parce qu’elles permettent, expliquait l’éditeur Philippe Selke (5), d’alimenter leurs « caisses ». Il est vrai qu’elles alimentent parfois leur fonds social, mais cette pratique cache un effet pédagogique pervers : le risque de paupérisation intellectuelle de nos élèves. Avec les 75 € annuels que les écoles secondaires peuvent réclamer pour frais de photocopies aux parents de leurs élèves (6), il y a de quoi équiper toutes les écoles primaires et secondaires en matériel pédagogique de qualité. 75 € pour des photocopies, et 5 € pour les manuels : ne conviendrait-il pas d’inverser ?
Un outil de démocratisation
Prenant le taureau par les cornes, la Province de Liège mène, depuis 2007 et pour une période de six ans renouvelable, une ambitieuse politique d’équipement de ses écoles en manuels scolaires. Jusqu’à présent, trente-mille manuels ont été achetés par la Province, qui en 2009 a consacré 180 000 € à cet effet. Pas de panique ! Ces manuels sont loués aux 9 000 élèves pour la somme raisonnablede 25 € par an. De quoi couvrir l’investissement. Et pour les parents, cela représente un tiers seulement des frais de photocopies autorisés ! En outre, cela permet aux élèves de travailler avec les mêmes ouvrages, quels que soient les changements de professeurs ou d’écoles au sein du même pouvoir organisateur.
Cette politique vise à réduire la fracture sociale car le manuel est un outil de démocratisation de l’enseignement. « L’idée, explique Bernadette Rasquin, directrice générale adjointe ff de l’Enseignement à la Province de Liège, c’est que le manuel permet de lutter contre l’école duale. On ne cherche pas l’uniformisation du savoir mais la rigueur pour aller vers l’excellence. ce n’est pas la pensée unique, assure-t-elle. Dans un lieu de travail, on se conforme aux outils. Le livre n’est pas une contrainte aveugle, c’est un support. Chaque enseignant conserve sa part de créativité au départ du manuel scolaire, qui est la colonne vertébrale ».
Pour les élèves n’ayant jamais eu de manuel scolaire auparavant, l’apprentissage est diffi cile. « Il y a une éducation à développer autour du manuel scolaire » poursuit Mme Rasquin. Une éducation des élèves, certes, mais encore faudrait-il que les enseignants eux-mêmes fussent initiés à l’utilisation des manuels. Il serait peut-être temps de mettre les manuels au programme des formations pédagogiques si l’on veut éviter les fausses notes. Et de commencer par informer les enseignants des trésors que recèlent les catalogues de maisons d’édition scolaire, et des critères permettant d’objectiver leurs choix. Pour ne plus pianoter quand on peut jouer Mozart !
Un lien avec les familles
Mais en outre, le manuel n’est pas seulement un outil pour les élèves auxquels il est prioritairement destiné, ni un adjuvant pédagogique très utile pour le maitre. Il établit un lien entre l’école et les parents, permettant à ces derniers d’accompagner leurs enfants dans les apprentissages scolaires, comme le revendique l’Ufapec (7). Il est bon de préciser qu’une utilisation intelligente du manuel nécessite une concertation des enseignants, de manière à favoriser l’harmonie des apprentissages au sein d’un même cycle d’études. À cet égard, le rôle du directeur est capital : à lui d’assurer la nécessaire coordination entre les membres de son équipe pédagogique, et d’imposer le même outil au sein d’un même cycle.
Et pour les jeunes enseignants qui n’ont pas encore fait leurs gammes, le manuel constitue un outil précieux pour démarrer sur des bases solides. « Cela sécurise les profs les moins armés, explique Marc Demeuse (UMons). Pour les plus anciens, cela leur allège le travail. Cela les libère pour plus de créativité en classe ». Quand on sait que la création d’un manuel demande entre huit mois et trois ans de travail à des équipes pluridisciplinaires utilisant des moyens techniques professionnels, on comprend qu’aucun professeur chevronné ne puisse en faire autant. Encore moins les jeunes enseignants… Alors, comment expliquer malgré tout cette réticence au changement ? Les manuels ne seraient-ils pas effi caces ?
Disons-le d’emblée : il est bien difficile de prouver l’effi cacité des manuels. Les travaux en la matière sont du reste peu nombreux. « Mesurer l’impact sur l’apprentissage est très compliqué, explique Jean-Louis Jadoulle, car il est diffi cile de l’isoler par rapport aux autres variables. On peut tenter de les neutraliser, mais ce qui est difficile à contrôler, c’est l’usage qui en est fait par l’enseignant dans sa classe ».
Quelle efficacité ?
Dit brièvement, les études montrent que l’utilisation des manuels aurait un effet positif sur les apprentissages, particulièrement dans les pays en voie de développement. Chez nous, des recherches montrent notamment que l’utilisation de manuels améliore l’apprentissage de la lecture en deuxième année primaire, et la performance des élèves en sciences et en math (8). Encore faudrait-il savoir si l’effi cacité démontrée n’est pas liée à d’autres facteurs (un type particulier d’enseignement par exemple, chez les enseignants recourant aux manuels). Certains estiment qu’il est abusif d’attribuer une meilleure réussite des élèves à l’utilisation seule des manuels. Pour preuve, les écoles Freinet (lire« Ni pour ni contre, bien au contraire... »), qui ne les utilisent pas, ne forment pas des cancres. Alors ?
Pour être effi cace, encore faut-il que le manuel soit bon, ce qui n’est pas toujours le cas. De trop nombreux manuels contiennent encore des fautes techniques et didactiques. En mathématique, par exemple, les professeurs Michaux (UMons) et Hinnion (ULB) ne décolèrent pas de constater le nombre incroyable d’ambigüités, maladresses, erreurs, parfois grossières, qu’ils constatent dans certains manuels de math.
Quoi qu’en disent les éditeurs, certains manuels ne sont manifestement pas assez supervisés par des didacticiens et par des experts de la discipline. « Le regard des didacticiens est important, remarque Anne Chevalier, didacticienne des maths et membre du mouvement Changements pour l’égalité (CGé). Un bon manuel doit prendre en compte toutes les diffi cultés que les élèves peuvent rencontrer. On ne travaille pas assez à l’épistémologie des disciplines ». Au niveau des savoirs scientifiques, Christian Michaux (UMons) regretteque les professeurs d’université ne soient pas assez consultés. À vrai dire, ils ne s’intéressent pas beaucoup aux manuels. Et il en donne la raison : « parce que ce n’est pas valorisé » pour la carrière universitaire !
Il ne faut toutefois pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Il y a de bons manuels dans toutes les disciplines. Encore faut-il bien les choisir. Si un classement objectif semble difficile (selon quels critères ?), à tout le moins délicat, ne peut-on imaginer de publier régulièrement des évaluations nuancées des manuels scolaires, et singulièrement de chaque nouveauté, selon une grille multicritère, par un comité d’experts indépendants issus des trois milieux concernés: le terrain, la didactique/pédagogie et la discipline ? Outre les informations pratiques, ces évaluations intègreraient également l’indice de satisfaction des enseignants et des élèves après enquête annuelle. Les enseignants y verraient plus clair, et les éditeurs sauraient à quoi s’en tenir. Objectivement.
Quelle liberté pédagogique ?
Par ailleurs, une hypothèse psychologique pourrait expliquer la réticence de certains enseignants : la peur irrationnelle de perdre leur précieuse liberté pédagogique. Certains n’hésitent pourtant pas à la remettre en question. Ainsi, Philippe Skilbecq, psychopédagogue au Centre de Recherche sur l’Enseignement des Mathématiques (CREM), pose la question sans détour : « Est-ce que la liberté pédagogique est une bonne chose ? La liberté ne veut pas dire Je fais n’importe quoi ! La liberté, c’est Je suis responsable ! »
L’utilisation des manuels actuels est compatibleavec la liberté pédagogique. Elle la recentre seulement sur le terrain de l’apprentissage : la classe ! Loin de réduire le rôle de l’enseignant, le manuel lui laisse plus de temps pour réfléchir aux stratégies d’apprentissages, et renforce sa distance critique par rapport à la « matière ». Un cours est une symphonie dans laquelle chacun joue sa partition. Le manuel n’est que la partition, mais sans le talent du chef d’orchestre, l’harmonie se transforme en cacophonie. Pourtant, avec les épreuves certifi catives communes, le manuel pourrait bien devenir, par un effet d’entonnoir, un outil de référence « incontournable ». Le mot est passé de mode, certes, mais la mode est un éternel recommencement…
(1) Selon l’expression de M. Barré (lire Bibliographie sélective).
(2) Citée par Monseur & Demeuse (lire Bibliographie sélective).
(3) Cité dans Le Soir des 8 et 9/12/2001 (lire Bibliographie sélective).
(4) Coût moyen par élève de l’équipement enmanuels scolaires pour toutes les disciplines dans l’hypothèse d’un prêt scolaire sur 3 ans (Avis n°36 du 11/3/2008).
(5) ibid. (cf. note n°4).
(6) Selon l’arrêté du gouvernement du 28/8/2008.
(7) Cf. bibliographie.
(8) Braibant & Gérard (lire Bibliographie sélective).
En deux mots
• « Le premier critère d’un bon manuel, c’est l’avis des élèves. Nos manuels sont trop compliqués. Les manuels anglo-saxons sont beaucoup plus accessibles à l’élève ». André Antibi, professeur à l’Université de Toulouse.
• « Il y a un effort à faire pour qu’il n’y ait pas d’explication foireuse. Dans certains manuels, on a l’impression d’une auberge espagnole ». Roland Hinnion, professeur de math à l’ULB.
• « Le manuel est un outil intéressant pour construire mes cours : il donne une bonne base et propose des scénarios d’apprentissage, des situations concrètes. Cela m’aide vraiment, c’est utile ». Alice Benatti, qui vient de terminer son agrégation d’histoire à l’ULg.
• « Le manuel doit susciter le questionnement, la recherche, plutôt que d’apporter les réponses à des questions que l’élève ne se pose pas. Mais l’élève ne construit pas seul le savoir. La synthèse est à ce point importante que l’enseignant doit rester le maître de cette approche ». Stéphane Adam, inspecteur d’histoire.
• « Pourquoi se refuser de classer. On le fait pour les machines à lessiver. Avec les manuels, c’est la même chose. La satisfaction, c’est quelque chose d’intéressant, si on dit bien que c’est de la satisfaction. (…) On fait bien des crash-tests ». Marc Demeuse, professeur à l’Université de Mons.
Retour en grâce
• Jusqu’aux années ’60. Les manuels sont jugés indispensables.
• Années ’60 et ’70. Les manuels sont rejetés à la suite des critiques diffusées à partir des cercles éducatifs de nouvelle tendance. Parmi ces critiques, celle du sociologue Pierre Bourdieu, selon qui les manuels contribuent à la reproduction des inégalités sociales et véhiculent l’idéologie dominante.
• Années ’80 et ’90. Début de la réhabilitation des manuels dans les milieux politiques et de l’édition d’abord, dans le monde enseignant ensuite. Différentes recherches montrent l’impact positif des manuels, mais on ne peut déterminer s’il faut l’attribuer aux seuls manuels ou à une conjonction de facteurs.
• 1995. Une enquête internationale de l’International Association for the Evaluation of the Educational Achievement (IEA) indique que la Communauté française n’utilise guère les manuels de math ni de sciences, contrairement aux autres communautés éducatives qui les utilisent massivement.
• 1997. Le décret Missions prévoit « des subventions de fonctionnement annuelles et forfaitaires » affectés notamment « à la distribution gratuite de manuels et de fournitures scolaires aux élèves soumis à l’obligation scolaire ».
• 1998. Le Conseil du Livre de la Communauté française affirme le rôle favorable du manuel. Les Cahiers pédagogiques présentent un dossier sur le « bon usage du manuel ».
• Années 2000. Les évaluations PISA indiquent une corrélation entre l’utilisation des manuels et les résultats scolaires.
• 2004. Dans son avis n° 87 du 26 mars, le Conseil de l’Éducation et de la Formation recommande notamment l’usage des manuels scolaires, ainsi qu’un apprentissage à leur utilisation.
• 2003-2004. Consultation des enseignants, qui réclament notamment des manuels scolaires. L’accord de gouvernement de juillet 2004 prévoit une « utilisation accrue des manuels ».
• Mai 2005. Le Contrat pour l’école fait des manuels une de ses dix priorités.
• 19 mai 2006. Décret dit Manolo, « relatif à l’agrément et à la diffusion de manuels scolaires, de logiciels scolaires et d’autres outils pédagogiques au sein des établissements d’enseignement obligatoire ».
• 2006. Premiers agréments et premiers financements pour l’achat de manuels agréés.
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