Magazine PROF n°3
Dossier L'intégration, une lame de fond
Les élèves « extraordinaires », une valeur humaine ajoutée
Article publié le 01 / 09 / 2009.
Jessica cultive un petit côté boudeur, une expression de défi. Bruno, lui, ne se départit pas de son flegme. Derrière ces expressions contrastées, on devine la volonté farouche d’élèves « extraordinaires » montés dans le train de l’ordinaire.
À la source, un même élan. « Je n’avais pas envie de rester avec les mêmes personnes. Mes parents étaient plus stressés que moi parce qu’ils avaient peur du regard des autres élèves : ils ont tendance à me surprotéger ! Moi, je m’accepte comme je suis », commence Jessica. « J’en avais marre de ne pas sortir du centre, je voulais aller vers la nouveauté, même si j’étais un peu stressé à l’idée de devoir changer de rythme», poursuit Bruno, en écho.
Jessica, 22 ans, atteinte de spina bifida, une malformation de la colonne vertébrale, se déplace en voiturette. Après une 4e secondaire en secrétariat-tourisme dans le spécialisé de forme 4 à l’école clinique provinciale de Montignies-sur-Sambre, elle s’est inscrite en 5e auxiliaire administrative et d’accueil à l’Institut Jean Jaurès de Charleroi, où elle termine une 7e professionnelle. Bruno, 21 ans, souffrant de myopathie, maladie génétique conduisant à une atrophie des muscles, a achevé une 4e secrétariat (forme 4) au Centre Arthur Regniers à Bienne-lez-Happart, avant de rejoindre Jean Jaurès. « Ils font partie de mes treize élèves extraordinaires. Ce terme, explique le directeur, Michel Mantia, exprime positivement leur différence ».
L’intégration au fil des heures
L’intégration permet aux enfants à besoins spécifiques de fréquenter une école ordinaire, avec un dispositif de soutien. Pour être « intégré », tout enfant doit d’abord s’inscrire dans le spécialisé (ou en provenir) après un examen pluridisciplinaire mené par le CPMS compétent (lire L’examen pluridisciplinaire).
À Jean Jaurès, deux coordonnateurs issus du spécialisé pilotent l’intégration permanente totale des treize élèves « extraordinaires » (1). Ils assistent aux conseils de classe, mais pas aux cours. Marie-Anne Beraldo orchestre la vie quotidienne de Jessica, tandis que Ludovic Vienne gère le transport, l’horaire, les soins et la rééducation de Bruno. C’est que les journées des deux étudiants sont bien remplies. Dès 6 h 30, un bus des TEC « cueille » Jessica chez elle. Spécialement équipé, il amène les enfants jusqu’à l’école clinique ou aux autres établissements scolaires (lire Assurer la mobilité). Le bus déposera Jessica une bonne heure plus tard. Bruno bénéficie du transport assuré par le Centre Arthur Regniers, où il est interne.
Tous deux suivent les différents cours de leur option, à l’exception de l’éducation physique et des cours philosophiques. Ce temps libéré permet d’organiser des séances de rattrapage scolaire assuré par des enseignants de Jean Jaurès ou des écoles spécialisées où sont inscrits Jessica et Bruno. On évite aussi de surcharger leur journée, souvent prolongée par des soins, de la kiné, des rendez-vous médicaux,…
Parfois nécessaire, l’aide des valides envers les moins valides se fait tout naturellement. Bruno, de plus en plus atteint par le handicap, éprouve des difficultés à saisir les objets. Mallory se charge souvent de lui tendre le matériel nécessaire, de compléter le journal de classe et de veiller à la mise en ordre des cours. « Cela me fait plaisir, assure-t-elle. À l’occasion, c’est Bruno qui me donne un coup de pouce pour certaines matières, comme les sciences humaines ». Entre les cours, d’autres trajets. Pour changer de local, Jessica et Bruno utilisent un monte-charge suffisamment large pour servir d’ascenseur à quelques voiturettes (lire Débrouille et solidarité).
À la récréation de 10 h, Bruno reçoit des soins assurés par une infi rmière du CPAS de Charleroi ou par le coordonateur, Ludovic Vienne. Idem à la pause de midi où les repas sont encadrés par les deux coordonnateurs, Bruno nécessitant une aide adaptée.
Après les cours, à 15 h 25 ou à 16 h 15, retour à l’internat de Bienne pour Bruno, chez elle pour Jessica. Les choses se corsent lors des sessions d’examens. Le Centre Arthur Regniers disposant de deux chauffeurs, Bruno peut rentrer au bercail après avoir rendu sa copie ; Jessica, elle, doit souvent attendre l’après-midi pour rentrer chez elle. La même difficulté s’est présentée lors des stages des deux étudiants. Si Bruno a facilement pu se déplacer jusqu’à la Samaritaine, l’Institut secondaire provincial paramédical où il faisait son stage, il a dû y travailler dans le local des éducateurs, au rez-de-chaussée, parce que le secrétariat de direction était à l’étage… Pour Jessica, c’est sa maman, Françoise Alaimo, qui l’a conduite chez le médecin qui l’accueillait. Sans cela, elle aurait dû utiliser les services 105 du TEC (1,5€ le trajet) ou faire appel à des sociétés privées moyennant un cout forfaitaire d’environ 10€ par trajet (2).
Un régime préférentiel ?
« L’enseignement spécialisé était un vrai cocon », estiment Bruno et Jessica. « Le groupe classe y est beaucoup moins important, explique Emma Di Stefani, professeure d’économie à l’École clinique. Mais les programmes de la forme 4 sont les mêmes que dans l’ordinaire. Pour ma part, je n’ai pas changé mes cours à l’ouverture de ce projet, mais je suis attentive à les avertir des différences entre les deux systèmes ». Nicolas Van Gysel, professeur de cours généraux, embraie : « Il faut avoir le niveau pour entrer en intégration. Nous tenons à éviter que nos élèves soient en échec ».
Ces élèves bénéficient-t-ils d’un « régime » scolaire préférentiel dans l’ordinaire? « Dès le départ, c’est important d’adopter le ton juste. Il s’agit de les accompagner sans les infantiliser, de leur accorder des facilités tout en mettant des limites. Ils veulent et doivent être considérés comme des élèves comme les autres, sous peine de dérives. Ils doivent arriver à l’heure comme les autres », explique le professeur de mathématiques, Martine Chapuis. Les facilités, c’est par exemple accorder davantage de temps lors des épreuves certificatives. Bruno reçoit les exercices de l’examen de comptabilité un peu avant les autres. « Il m’arrive régulièrement aussi d’allonger d’une demi-heure la durée de son examen », précise Fabian Pède, professeur de français.
Tous le soulignent : l’intégration nécessite une bonne collaboration au sein de l’équipe enseignante et avec les deux coordonnateurs. Une information succincte sur le handicap de chaque nouvel élève permettrait de gérer les choses dès le début de l’année. Notons qu’en ce qui concerne le secret professionnel, les partenaires ont convenu de partager les infos utiles à la scolarité des élèves. Le spina bifida, par exemple, peut occasionner des difficultés pour les cours de mathématiques. Si Jessica et Bruno en disent plus long, c’est de leur ressort.
Un supplément d’humanité
Ces élèves sont demandeurs de découvrir l’enseignement ordinaire plus que d’avoir de bons résultats. Or, ni le Centre Arthur Régniers ni l’École clinique provinciale n’ont la possibilité d’organiser un 3e degré, vu le nombre restreint d’élèves. « En 2003, on a cherché un débouché. On pensait faire venir des enseignants de l’ordinaire ici, explique Jacques Dumont, directeur du centre. Personne n’a voulu. Puis une école a accepté de nous ouvrir ses portes. Nous sommes devenus de vrais complices ». Le décret sur l’enseignement spécialisé de 2004 a facilité les choses. « Nous avons démarré en 2005, ajoute Alain Szucs, directeur de l’École clinique. Au-delà de l’objectif humain, ce texte a des retombées pratiques, comme l’utilisation d’un capitalpériodes plus important ou l’ouverture d’un emploi de coordonnateur, cheville ouvrière de l’intégration ».
Malgré une difficulté chez certains professeurs ou certains élèves à surmonter leur représentation du handicap, l’Institut Jean Jaurès présente un bilan positif pour l’intégration. Sa capacité à accueillir des élèves d’origines ethniques différentes a joué. Ce projet permet de découvrir des réalités différentes : le spécialisé, l’ordinaire, la maladie,… la mort. « L’expérience lancée depuis six ans à l’Institut Jean Jaurès doit se poursuivre. Elle apporte beaucoup aux élèves valides, qui adoptent naturellement des comportements solidaires et apprennent à relativiser leurs petits problèmes. C’est une leçon de vie pour eux et pour nous », souligne Martine Chapuis. « Un supplément d’humanité qui nous rapproche de l’humilité », résume Émilie Dupuis, enseignante en histoire.
L’avenir ?
Le diplôme de 7e professionnelle en poche, Jessica envisage de poursuivre sa formation en secrétariat. Bruno rêve d’entamer un baccalauréat en communication à l’Institut provincial supérieur (IPSMa). Impossible ? Avec le soutien de la Province du Hainaut, cette école supérieure s’est dotée de rampes d’accès et de toilettes spécifiques pour les étudiants à mobilité réduite. Aude Dardenne, une ancienne élève de l’Institut Jean Jaurès, y a ouvert la voie aux étudiants moins valides (lire Et après le secondaire ?).
Patrick DELMÉE et Catherine MOREAU
(1) L’intégration peut être totale (l’ensemble des cours) ou partielle (certains cours seulement), permanente ou temporaire.
(2) En matière d’accompagnement, de mobilité, de matériel adapté, l’Awiph (en Wallonie) et Phare (à Bruxelles) disposent d’une panoplie d’outils et d’aides financières. http://www.awiph.be, http://www.phare.irisnet.be
Assurer la mobilité
Le transport scolaire est une compétence exercée par la Région wallonne et la Cocof. En Région wallonne, les enfants en intégration permanente totale peuvent bénéficier gratuitement des services de transport scolaire du TEC, jusqu’à l’école ordinaire qu’ils fréquentent. S’il n’y a pas de circuit organisé, les familles voient leurs frais de voitures remboursés. À Bruxelles, où les transports publics sont plus denses, ils bénéficieront d’un remboursement d’abonnement scolaire, comme les autres jeunes. http://mobilite.wallonie.be/je-suis/un-citoyen/en-bus-tram-ou-metro/services-et-solutions/transport-scolaire.html
http://www.spfb.brussels/enseignement-formation/services-aux-%C3%A9coles/transport-scolaire
Débrouille et solidarité
Pour aménager une rampe d’accès, adapter des sanitaires, placer un ascenseur,… les pouvoirs organisateurs des écoles et internats peuvent travailler sur fonds propres. Mais ces travaux peuvent aussi être subventionnés dans le cadre du Programme prioritaire des travaux (PPT), à hauteur de 60 % dans le secondaire et 70 % dans le primaire (+ 10 % si l’école est en D+).
Les Communautés française et germanophone, avec l’aide de Cap 48, ont augmenté la capacité budgétaire du PPT pour aider trois écoles ordinaires : l’Institut Jean Jaurès, le Collège de la Providence, à Herve, et l’Athénée de Saint-Vith. Cap 48 a aussi aidé l’Ecole Escale (Louvain-la-Neuve), qui ouvre l’Escalpade, une antenne secondaire dans des locaux provisoires à Limal.
« Interpellé de différentes parts, nous avons sollicité un partenariat pour un domaine qui n’est pas le nôtre, explique Renaud Tockert, administrateur de Cap 48. Nous désirons continuer par la suite de façon à quadriller le sud du pays d’écoles plus accessibles ».
Parfois, la solution vient de la mobilisation générale. Comme à l’Athénée de Waimes, où Virginie Rosen a géré un projet de rampe d’accès pour son travail de fin d’études dans la section « agent d’éducation ». Constatant les difficultés qu’avait une élève de 3e à accéder à l’école en chaise roulante, elle a pris contact avec un architecte, moins valide, et s’est entourée des conseils de l’ASBL Groupe d’Action pour une Meilleure Accessibilité aux personnes Handicapées. Résultat : une rampe d’accès de 75 m réalisée en un weekend par une entreprise, avec le bénéfice d’un souper spaghetti !
Infos : 02/413 27 58 (sur le PPT) et http://www.cap48.be/.
Et après le secondaire ?
Aude Dardenne, étudiante en baccalauréat communication à la Haute école Condorcet, à Marcinelle, se déplace en chaise roulante. Plusieurs partenaires l’entourent. Sa maman la véhicule et l’accompagne dans ses besoins quotidiens. Des étudiants éducateurs spécialisés l’aident pour ses repas. Le service d’accompagnement pédagogique de l’Enseignement provincial supérieur du Hainaut joue l’interface (comme pour une quinzaine d’étudiants) entre elle et son école pour l’aménagement des cours, des examens, la recherche de matériel spécifique,…
L’Awiph et Phare subventionnent des services de ce type dans l’enseignement supérieur. « Mon but est de me prouver que je suis capable d’arriver à quelque chose dans la vie, explique Aude. Mais je n’ai pas encore pensé à ma vie active. J’ai appris à ne jamais faire de projets à long terme ». Un bémol ? « Je sens mes condisciples du supérieur plus tournés vers l’apparence et la réussite individuelle. Mon besoin de relations plus profondes est peu rencontré ».
http://www.awiph.be/ (> Vos besoins > Apprendre et étudier)
Moteur de recherche
Tous les dossiers
Retrouvez également tous les dossiers de PROF regroupés en une seule page !