Magazine PROF n°21
Dossier L'école fait son cinéma
Silence, on tourne !
Article publié le 01 / 03 / 2014.
Pourquoi éduquer au cinéma à l'école ? En situation d’apprentissage, l'élève y développe son sens critique. Ainsi, l'enjeu est de porter un regard objectif sur une oeuvre qui exprime un point de vue et qui vise un impact sur ses lecteurs. Comment ? En classe, au cinéma, avec des enseignants ou des professionnels du cinéma, en développant l'analyse, l'écriture,… : les approches sont multiples.
Clap première. Comme bien d’autres élèves, Mikail et Sunay, en 4e primaire à l’École Saint-Lambert, à Herstal, se muent en apprentis réalisateurs, après avoir travaillé sur le scénario d’un film d’animation, sous la houlette d’animateurs de l’ASBL Caméra-etc. Ils font de l’éducation au cinéma, considéré comme objet d’apprentissage en tant que tel.
C’est le thème de ce dossier qui, précisons-le, n’évoquera pas l’éducation par le cinéma, même si la frontière entre ces deux concepts est parfois ténue : il n’abordera donc pas le cas où l’image et le son jouent le rôle de facilitateur didactique – un extrait de Daens ou de Germinal pour sensibiliser les élèves à la misère du prolétariat lors de la révolution industrielle, par exemple. Il se limitera aussi aux longs et courts-métrages de fiction ou d’animation et aux documentaires, laissant de côté les émissions de télévision.
Pourquoi éduquer au cinéma ? Et comment ? Pour Alain Bergala, il s’agit d’éduquer au regard, à l’heure où notre œil glisse si rapidement d’une image à l’autre. Et ce réalisateur français, critique, essayiste, scénariste et professeur en cinéma, d’insister sur la nécessité de « laisser à l’œuvre le temps de développer ses résonances (chez le spectateur) et de se révéler à chacun selon sa sensibilité » (1).
Pilotes de l’opération Écran large sur tableau noir, qui accueille quelque 130 000 jeunes spectateurs par an dans ses treize cinémas partenaires, les responsables de l’ASBL Les Grignoux explicitent encore : « À travers la fiction, le cinéma sollicite notre imagination, nos émotions, nos fantasmes […] il est donc possible d’interroger de façon indirecte cette part d’imaginaire qui nous entraine irrésistiblement vers certains films et certaines fictions ».
Éduquer au cinéma devrait amener l’élève « à donner un sens au film, à mettre en perspective son contenu et sa forme, à relativiser ses propres émotions et son premier regard sur l’œuvre, à motiver une adhésion ou un rejet », explique le Conseil supérieur de l’Éducation aux médias (CSEM). C’est aussi « l’aider à identifier le point de vue du réalisateur et les éléments de langage mis en œuvre par ce dernier pour faire passer ce point de vue auprès de son public ». Un objectif partagé par la Cellule Culture-Enseignement qui organise le Prix des lycéens de cinéma (lire « Cinq films, un an de réflexion »).
Dans cette construction du sens critique des jeunes spectateurs, l’école peut jouer un rôle particulier. Geneviève Van Cauwenberge, chargée du cours Didactique et éducation aux médias, à l’Université de Liège, précise ainsi que l’école peut former leur gout en leur proposant des créations alternatives aux blockbusters hollywoodiens, autrement dit les faire sortir du rôle de consommateur docile de la diffusion commerciale. Alain Bergala ose la formule : « Aujourd’hui, les salles, c’est l’obligation. L’école, c’est la liberté » (2).
D’autres pédagogues du septième art proposent encore une approche plus sociale et culturelle : l’éducation au cinéma (et aux autres médias en général) permet de comparer et de critiquer des modes de représentation à certaines époques et selon les genres. Quelle image de l’homme, de la femme, des jeunes, des différences raciales le cinéma offre–t-il aujourd’hui ? De quoi ouvrir la réflexion sur les stéréotypes (3).
La pratique : un plus
Le CSEM y insiste encore : l’éducation au cinéma peut aussi « aider le spectateur/récepteur à devenir émetteur après avoir acquis les compétences nécessaires ». Une démarche jugée indispensable par M. Bergala qui plaide pour l’étude du cinéma à l’école en tant que pratique artistique : « À l’ère numérique, faire passer les élèves par la pratique est incontournable. Tourner des plans fixes en extérieur à la manière des Frères Lumière confère déjà une responsabilisation au gamin qui s’empare d’une caméra ». C’est la voie suivie par des enseignants qui travaillent en partenariat avec des opérateurs culturels ou qui participent au concours de vidéos organisé par le CAV–Liège.
Le réalisateur belge Benoît Mariage en est convaincu : « La meilleure façon d’éduquer des ados au cinéma en tant qu’objet d’analyse ou d’artisanat, c’est d’en faire avec eux. Il faut jouer des scènes, les filmer, les regarder, mettre ses mains dans le cambouis, comprendre le cinéma de l’intérieur. Après la lecture des recettes de cuisine, il faut passer au fourneau. La réalisation permet d’être plus critique quand on va voir un autre film et de travailler la dramaturgie, l’art de raconter une histoire, qui remonte aux Grecs ».
Il ajoute d’autres avantages : « Faire du cinéma avec des ados est un révélateur potentiel de ce qu’ils sont vraiment, de leur vrai moi. Il manque de cours qui permettent aux élèves en pleine construction de leur identité sur le plan intellectuel, relationnel, physique de se révéler en profondeur. Or, pour jouer, au cinéma, il ne faut pas nécessairement être très sûr de soi, ou avoir une grande technique de jeu ».
L’école traditionnelle enseignait la lecture et l’écriture du texte essentiellement. Or aujourd’hui, moins de gens ont un bic en poche qu’une caméra. Les jeunes disposent de caméscopes sur le GSM, la tablette, l’écran de l’ordinateur de la maison, le téléviseur. La production d’images et le montage ne sont plus l’apanage de spécialistes et de techniques spécifiques. L’écriture est possible et pratiquée par M. Toutlemonde. Et parfois très bien.
Thierry Desmedt, professeur à l’École de communication de l’UCL, a participé à l’élaboration d’un nouveau référentiel sur l’éducation aux médias (lire «L'éducation au cinéma se fera via des compétences»). Selon lui, « la formation scolaire doit pouvoir transposer les compétences nécessaires à l’écriture du texte vers l’écriture d’un objet audiovisuel par quelqu’un, pour quelqu’un, à l’aide d’un support technique. De plus, l’offre est telle aujourd’hui qu’elle doit apprendre aux élèves à dire non et à trier les objets médiatiques ».
Parmi ces techniques, le DVD a permis l’approche du cinéma par extraits. Certains en font l’éloge comme Michel Clarembeaux, directeur du CAV–Liège. M. Bergala, auteur de L’hypothèse cinéma, appuie ce point de vue : « Tous les enfants ont cette capacité et cette envie de s’attacher à des morceaux et à les mémoriser, je ne vois pas pourquoi on s’en priverait au nom du respect de l’intégralité du film » (5). Certains partenaires de l’école, considèrent, eux, comme Les Grignoux, dans À l’école du cinéma (6), que l’approche globale, dans une salle de cinéma, est de loin préférable.
Des freins
Différentes approches possibles, moins de freins techniques, de quoi rallier de nombreux enseignants à l’éducation au cinéma ? Si elle suscite l’engouement de certains enseignants – notre dossier en témoigne –, elle suscite aussi des réserves. Est-ce, pour reprendre l’avis de Michel Tardy, parce que l’école promeut une culture de l’écrit et de l’oral, privilégie une approche rationnelle du savoir alors que l’image de cinéma relève de l’imaginaire (7) ? Ou selon G. Jacquinot, parce que l’école valorise la pensée abstraite et que la dimension imaginaire du cinéma la perturbe (8) ? Ou parce que des enseignants, tout comme des parents estiment que les enfants passent déjà suffisamment de temps devant les écrans… Ou selon M. Mariage parce que l’approche du cinéma, surtout pratique, exige du temps et que cette nécessité se heurte aux contraintes de l’école et de la grille horaire ?
Reste aussi que beaucoup d’enseignants s’estiment insuffisamment formés. Le réalisateur des Rayures du zèbre relève aussi : « L’éducation au cinéma, un art très spécifique, appelle un encadrement approprié. L’écriture d’un scénario, par exemple, n’a rien à voir avec celle de la poésie et du roman. Ne vaut-il pas mieux faire appel à des professionnels du cinéma pour faire de l’éducation au cinéma ? ».
D’autres, à l’instar de M. Desmedt, estiment au contraire que les enseignants sont très bien placés pour éduquer au cinéma : « En tant qu’interface entre un objet, une situation-problème et les élèves, ils sont les mieux placés pour mettre les élèves en situation d’apprentissage. Un laborantin enseignera-t-il mieux la physique ou la biologie, un écrivain, le roman ? Je ne le pense pas du tout. Mais cela n’exclut pas que l’enseignant fasse appel à des spécialistes dans le cours d’une séquence pédagogique ». Il ajoute toutefois que le débat se poursuit sur l’introduction de l’éducation aux médias dans le cursus scolaire comme discipline à part entière, avec des enseignants formés à cette discipline.
En France, le cinéma est inscrit depuis plus d’un quart de siècle au programme du Bac ; en Angleterre et dans des pays nordiques, des programmes d’éducation au cinéma ont été créés à l’échelle nationale. De quoi faire des émules ?
Pa. D. et C. M.
(1) BERGALA A., L’hypothèse cinéma. Petit traité de transmission du cinéma à l’école. Paris, Cahiers du cinéma, 2002.
(2) GEORGES C., « Alain Bergala: Toute pédagogie a pour devoir de ralentir, les images, le temps... », dans Éducateur, 10, 7, https://www.irdp.ch/data/secure/1208/document/alain-bergala-1208.pdf
(3) MASTERMAN L., L’éducation aux médias dans l’Europe des années 90, Conseil de l’Europe, 1994
(4) GEORGES C., op. cit.
(5) BERGALA A., op.cit.
(6) CONDÉ M., FONCK V., VERVIER A., À l’école du cinéma, Bruxelles, De Boeck, 2006..
(7) TARDY M, Le professeur et les images, Paris, PUF, 1996 .
(8) JACQUINOT G., « L’école au-delà de l’écran », dans Hors-cadre n° 5, École et cinéma, 1987.
Un cinéaste en classe
Benoît Mariage animait il y a peu un atelier dans une classe primaire. Il a invité les élèves à proposer un sujet de travail. « Et, comme la plupart du temps, ils suggèrent poursuite et pétarade. À la télé, ils voient énormément d’histoires de policiers et de bandits. Cela devient leur référentiel ». Il les a incités alors à travailler sur des réalités plus proches de ce qu’ils sont. Par exemple, une fille organise une fête d’anniversaire, un copain espérait être invité et ne l’est pas : une situation plus proche de leurs sentiments et de leur ressenti.
Dans la construction du scénario, le cinéaste était directif : « Au cours de la fête d’anniversaire, le papa offre un cadeau à sa fille ; elle ne l’aime pas, mais elle ne veut pas décevoir son papa. Les élèves jouent cela. Ce qui fonctionne, c’est le décalage entre le texte et le sous-texte, entre la satisfaction exprimée par les paroles et le contraire montré avec force par les yeux, le visage, le corps ».
Ce jeu s’est fait devant la caméra. « L’élève doit se dépasser. On est tous prisonniers d’une image qu’on défend, une peur de ne pas être aimé, d’être à l’écart du groupe, encore plus lorsqu’on est ado ». Celui-ci doit surmonter la difficulté de se regarder lui-même. Mais la caméra l’amène à s’en rendre compte. « C’est un formidable outil de développement personnel, à utiliser avec beaucoup de respect et d’empathie… Mais, pour les avoir vécus, ce sont des moments qui font du bien aux élèves ».
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